Depuis sa création, l’Observatoire des Pays Arabes a réalisé des travaux pour le compte de l’Union européenne, pour plusieurs sociétés d’énergie, d’aéronautique, d’automobile, de cosmétique, de télécommunications, de pharmacie, des banques, des groupes dans la grande distribution, dans le BTP et pour l’administration.
Le président de la République Charles Hélou relevait dès 1968 les tiraillements de tous ordres et l’absence de projet national solidement partagé entre ses compatriotes lorsque, accueillant avec humour des journalistes libanais au palais présidentiel de Baabda, il leur avait lancé : « Bienvenue à la présidence de votre seconde patrie, le Liban ».
De fait, une partie du peuple libanais avait déjà succombé aux sirènes panarabes de l’égyptien Nasser dans les années 1950-1960, et une autre allait céder à celles de l’OLP d’Arafat des années plus tard. L’on a même entendu le mufti sunnite, Hassan Khaled, proclamer en 1976 au sommet islamo-palestinien d’Aramoun que « l’OLP palestinienne [était] l’armée des musulmans du Liban »… Cette communauté n’a retrouvé ses accents libanais que trente ans plus tard, après des passages tourmentés et l’assassinat de son illustre chef politique, le premier ministre Rafic Hariri, attribué par la Cour pénale internationale à un commando du Hezbollah.
Dès sa création en 1979, la République islamique d’Iran a en effet instrumentalisé les archipels chiites du monde arabe et satellisé la communauté chiite libanaise, devenue avec le Hezbollah son bras armé en Méditerranée. Le défunt chef historique du Parti de Dieu, Hassan Nasrallah, recevait ses hôtes à Beyrouth sous les portraits des ayatollahs Khomeiny et Khamenei, et répétait inlassablement qu’il était « un soldat dans l’armée du wali al-faqih », le guide suprême iranien. Rappelons que c’est Khomeiny lui-même qui signa le décret de création du Hezbollah à Téhéran en 1983.
Tout à son dessein régional, l’Iran a fait pénétrer les institutions de l’État libanais par la milice pour les faire imploser afin de créer sur place une annexe de la République islamique. Il a également dépêché le Hezbollah en Syrie pour sauver le régime d’Assad, comme il l’avait déployé face à Israël pour négocier en position de force la reconnaissance de son influence régionale ainsi que la levée du millefeuille de sanctions qui le frappent depuis sa naissance. Le 8 octobre 2023 enfin, au lendemain de l’attaque du Hamas contre les kibboutz du sud d’Israël, il lui a ordonné de déclarer la guerre à Israël.
Le retour de bâtons a été très sévère : à la mi-septembre et en dix jours, la direction politique et le commandement militaire du Hezbollah ont été éliminés par l’État hébreu. Si la milice parvient toujours à contrôler la frontière avec Israël et à lancer des dizaines de missiles contre « l’entité sioniste », la facture est très lourde : 1,5 million de personnes issues de la base sociale du Parti de Dieu sont devenues des réfugiés dans leur propre pays. Or ce dernier se trouve en faillite, avec des institutions confisquées, lessivé par tant d’années de colonisation syrienne puis iranienne, et n’a plus rien d’autre à offrir à ses habitants que des larmes et des lamentations. La situation est catastrophique pour le Liban qui n’a plus de repères, et dont la « boussole morale » que fut l’Église maronite, héraut historique de l’indépendance nationale, est quasiment aux abonnés absents.
La décapitation du commandement du Hezbollah et la mise à nu de son maître iranien, permettent toutefois d’espérer que la communauté chiite rejoigne le socle patriotique en abandonnant le rêve fou du Parti de Dieu de constituer sur les décombres de l’État libanais une République islamique rattachée au guide iranien, au sein de « l’axe de la résistance ». Il est temps que les Libanais s’inventent un projet national dans lequel l’avenir du pays occupe exclusivement le cœur de leur préoccupation.
Depuis plusieurs générations en effet, les Libanais ont sacrifié leur pays sur l’autel du panarabisme, du parti Baas, de l’OLP, puis de la République islamique d’Iran. Pour quels résultats ? Le « Fatah-land » instauré par Yasser Arafat au détriment de la souveraineté libanaise a débouché sur deux invasions israéliennes en 1978 et en 1982 ; et le « Hezbollah-land » a provoqué deux ripostes destructrices pour le pays en 2006 et 2024. Le bilan est éloquent : la « Suisse du Moyen-Orient » est devenue l’Afghanistan du Moyen-Âge.
Les sacrifices consentis au nom de la cause palestinienne n’ont par ailleurs pas fait avancer cette dernière d’un pouce. S’il est bon que la solidarité avec la juste cause des Palestiniens s’exprime dans les pays arabes, même ceux qui traitent depuis plus de quarante ans avec Israël, elle ne peut se faire au détriment du pays du cèdre, de son peuple et de son avenir.
Il est désormais temps que les Libanais prennent leur destin en mains en refusant d’être le relais, l’appendice ou la remorque de puissances étrangères. Ce sera une « révolution copernicienne » pour les tenants du régime en place, biberonnés à la tutelle et formés à obéir aux ordres, tels de petits télégraphistes de Damas ou de Téhéran. Colmater le manque d' »esprit national » et restaurer l' »immunité patriotique » du pays et du peuple prendra du temps. Cette prise de conscience dans la douleur doit passer par l’établissement d’un État fort et la protection de frontières solides, étanches vis-à-vis d’une Syrie soumise à la dictature héréditaire des Assad et par où transitent, depuis des décennies, terroristes, trafiquants de drogue et agents clandestins. Pour y parvenir, on peut imaginer que le Liban, qui ne manque pas d’amis, se place dans une neutralité sous garanties internationales qui le mettrait à l’abri des convulsions de ses voisins israélien et syrien.
Les épreuves endurées au cours de ces décennies vont-elles forger le sentiment national et patriotique chez toutes les composantes communautaires du Liban, en rejetant les convoitises des puissances étrangères ? L’intellectuel Michel Chiha, apôtre du « libanisme intégral », serait très heureux de voir sa célèbre formule « deux négations ne font pas une nation » être démentie près de quatre-vingt ans plus tard.
Antoine Basbous est directeur de l’Observatoire des pays arabes et associé chez Forward Global