21/09/2002 Texte

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Après la volte-face de Bagdad se déclarant prêt à recevoir les inspecteurs de l’ONU

L’Irak, un coupable idéal

En écartant la « guerre préventive » contre l’Irak au profit d’une attaque qui emprunterait la voie de la légalité internationale du Conseil de sécurité de l’ONU, le Président Bush aura satisfait plus d’un partenaire international, les pays arabes en tête. La manœuvre de Saddam d’accepter le retour des inspecteurs, qui vise à gagner du temps et à diviser le camp pro-américain, retarderait l’offensive sans l’arrêter. Placés entre le marteau de leur dépendance stratégique à l’égard des Etats-Unis et l’enclume de leurs opinions publiques très hostiles à Washington, les Arabes vont finir par se raccrocher à la « légalité internationale » pour approuver l’offensive américaine. Les protestations de façade cèderont la place à des négociations en coulisse pour empocher le prix de la « trahison » d’un pays « frère ».

Lors de la précédente guerre (1991) contre le régime de Saddam, l’Egypte avait monnayé sa participation à la coalition internationale par la réduction de moitié de son endettement et la Syrie par l’obtention d’un feu vert pour envahir le dernier carré libre du Liban.

Mais l’opinion publique n’est pas dupe. La guerre programmée contre le régime de Bagdad est destinée à châtier un coupable idéal pour le « crime » commis par un autre coupable. En effet, la place attribuée à l’Irak au sein de « l’axe du mal » n’explique pas que l’on prépare une invasion, toutes affaires cessantes, sur la foi d’accusations incertaines. Or, les deux autres Etats de cet « axe », l’Iran et la Corée du Nord, semblent beaucoup plus coupables selon les critères de Washington : l’exportation d’armes de destruction massives, l’aide au terrorisme ou les connexions avec Al-Qaïda de Bin Laden.

L’inavouable vérité est la suivante : le monde a découvert avec stupéfaction, le 11 septembre 2001, l’extrême nuisance d’une doctrine religieuse qui prétend incarner le vrai islam au nom duquel elle a infligé à l’Amérique ses plus grandes pertes en temps de paix et au cœur même de son sanctuaire. La doctrine de Bin Laden n’est que l’authentique application du wahhabisme, la religion officielle de l’Arabie saoudite. Pourtant, Riyad a été l’indéfectible allié de Washington depuis le sommet tenu entre le Président Roosevelt et le roi Abdelaziz Bin Saoud sur le destroyer Quincy, en février 1945. Les termes du pacte conclu peuvent être sommairement résumés ainsi : contre la protection américaine, l’Arabie assure l’approvisionnement pétrolier de l’Occident. Tout au long de la guerre froide, les deux partenaires ont œuvré, la main dans la main, pour faire face à la poussée de l’URSS.

Deux dates charnières vont faire basculer l’ordre établi : la participation massive de moudjahidine saoudiens à la guerre d’Afghanistan (1979-1992) qui va libérer les combattants de l’islam de l’avis du gouverneur pour décréter le djihad et pour excommunier les impies (takfir), fussent-ils des musulmans. Ce qui a ouvert la voie à l’émancipation des islamistes et à la contestation publique du rôle du roi d’Arabie.

L’autre date charnière est celle de l’invasion du Koweït par l’Irak (1990) et l’appel lancé par le roi Fahd à des armées chrétiennes pour stationner sur le « sol sacré » de l’Arabie et délivrer l’Emirat, alors que le Prophète avait décrété dans son testament : « Expulsez les impies, Chrétiens et Juifs, de la Péninsule ». La rupture fut consommée entre les religieux et la dynastie. C’était un acte de « haute trahison » pour les wahhabites authentiques qui enseignent dans leurs livres la haine du Juif et du Chrétien. Ils auraient préféré la domination de l’Arabie par Saddam au stationnement des soldats « impies » sur son sol.

Depuis neuf générations, ces wahhabites contrôlent les moindres faits et gestes de la société. En revanche, les fils et successeurs du roi fondateur Abdelaziz se sont trop enrichis et coupés de la société laissant aux religieux le soin de la gérer. Barricadés derrière les hautes murailles de leurs immenses palais, ils ont perdu le contact avec la population.

Désormais, les Saoud sont considérés comme des traîtres au pacte fondateur par lequel le Réformateur Bin Abdelwahab et le Prince guerrier Bin Saoud avaient scellé leur alliance « à la vie, à la mort », en 1744, soit près de cinquante ans avant la Révolution française et de trente ans avant l’indépendance des Etats-Unis. D’où le succès phénoménal que rencontre le « guerrier authentique » et le « moudjahid incorruptible » Bin Laden dans son pays natal, comme dans l’ensemble du monde arabe.

L’ennui pour George W. Bush c’est que d’une part les Saoud ne sont plus en mesure de « tenir » leurs wahhabites – alors que leur père avait écrasé dans le sang les belliqueux ikhwanes en 1929 et s’était blessé plus de quarante fois au combat – et que d’autre part ils partagent avec leurs religieux les recettes de la rente pétrolière. D’où la mise à jour de l’idée évoquée par Henri Kissinger au lendemain du premier choc pétrolier de 1973 : celle de dissocier pétrole et islam. Aujourd’hui, les Saoud sont incapables de satisfaire les exigences des Etats-Unis sur deux points fondamentaux : désarmer la doctrine haineuse des wahhabites, en réformant notamment les programmes scolaires, et assécher le financement de Bin Laden en contrôlant la collecte de l’impôt islamique (zakate), l’une des obligations de l’islam qui considère le djihad comme l’une des huit destinations légales de la zakate. Les Saoud ne peuvent pas brutalement renier leurs traditions pour satisfaire la Maison Blanche ! Leurs partenaires ne le leur pardonneraient pas.

De ce fait, il paraissait logique aux stratèges américains de priver les wahhabites des pétrodollars qui leur ont permis d’entretenir un djihad planétaire et d’exporter leur doctrine belliqueuse. Mais comment assécher le financement des wahhabites sans se priver du pétrole saoudien et sans mettre à genoux l’économie mondiale et sans provoquer une récession sans précédent ? Pour contourner la difficulté, l’idée de Kissinger semble avoir ressuscité, tel un jeu de billard : substituer le pétrole irakien à celui des saoudo-wahhabites pour réduire la dépendance énergétique de l’Occident à l’égard de l’Arabie et, à terme, divorcer d’avec Riyad et lui faire payer la vraie facture du 11 septembre.

C’est ce qui explique que l’empressement à contrôler l’Irak – dont le sous-sol recèle les deuxièmes réserves mondiales de pétrole – soit plus urgent que de soumettre la Corée du Nord, où aucun doute ne subsiste sur sa détention et son exportation des armes de destruction massives.

Il est vrai que l’Irak n’est pas un modèle de démocratie, ni un havre pour le respect des droits de l’homme. Pas plus d’ailleurs que ses voisins, alliés des Etats-Unis. Saddam, à l’instar de ses homologues arabes, propose à ses citoyens de les commander jusqu’à son dernier souffle et de leur léguer l’un de ses fils pour assumer sa succession !

L’éviction de Saddam au cours de cette guerre programmée – dont les préparatifs militaires auront précédé les résolutions de l’ONU – ne serait pas la partie la plus difficile. En revanche, l’avenir de l’Irak et de sa stabilité poseront sans doute un problème bien plus délicat. L’onde de choc serait telle que l’unité de l’Irak, voire de la région pourrait être remise en cause. Car depuis les indépendances arabes, les minorités ont été soumises par la force, voire la terreur. Une question se posera avec acuité : comment préserver l’unité du pays et respecter les droits des minorités sans substituer une dictature amie à une autre hostile ?

Autre question légitime : quel sera l’effet de l’onde de choc sur les pays de la région qui souffrent des mêmes maux que l’Irak ? Assisterions-nous à une balkanisation qui rappellerait l’épisode qui a suivi la Première guerre mondiale ? Il est vrai que le nombre d’Etats de la planète en l’espace d’un siècle est passé d’une vingtaine à 190 et qu’au cours des douze dernières années nous avons assisté à l’éclatement de l’URSS, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie. Combien de nouvelles entités verraient le jour au lendemain de la campagne d’Irak ?

Mais au delà de ces considérations stratégiques, osons formuler un seul vœu : que les populations tourmentées du Levant, qui ont été abruties de promesses creuses et de slogans mensongers par des régimes en faillite, soient plus libres, plus prospères et plus heureuses, au lendemain du passage annoncé du tapis de bombes que pendant le règne de leurs actuels dictateurs !

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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