21/02/2011 Texte

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"La peur a changé de camp"

Le monde arabe est confronté à une révolte sans précédent. Entretien avec le politologue Antoine Basbous.

En Libye, à Bahreïn, au Yémen, mais aussi en Algérie et au Maroc, les mouvements de protestation enflent : après la chute des régimes tunisien et égyptien, l'ensemble du monde arabe fait aujourd'hui face à une vague de contestation qui semble résister jusqu'aux tentatives de répression les plus brutales. Pour le politologue Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes, les dictatures usées de la zone ne peuvent avoir raison d'une jeune génération avide de liberté, et qui se jette dans la bataille avec l'aide d'Internet. Le Point.fr : Comment analysez-vous les événements actuels en Libye ? Antoine Basbous : De tous les régimes arabes, celui de Kadhafi est le plus usé. Premièrement, parce que son chef exerce un règne absolu depuis 42 ans. Deuxièmement, parce qu'il est orphelin : ses deux voisins autocrates Ben Ali et Moubarak, qu'il a maladroitement soutenus y compris après leur chute, sont très rapidement tombés. Aujourd'hui, la peur a changé de camp. La nouvelle génération est celle d'une jeunesse décomplexée, qui n'a pas subi la répression de ses parents et dispose d'Internet. Grâce à cet outil, il est devenu impossible de mener comme autrefois une répression illimitée, à huis clos, sans que cela se sache. Le "seuil" de la répression s'est établi à trois cents morts, il est devenu trop bas pour empêcher la chute d'un régime. Aujourd'hui, Kadhafi a coupé le téléphone, chassé les rares journalistes étrangers, brouillé toute une série de chaînes autour d'Al Jazeera qui faisaient des directs en continu. Et, malgré cela, des Libyens partent en Tunisie et en Égypte poster ce qu'ils ont réussi à enregistrer depuis leur téléphone portable. Ces dictateurs avaient appris à réprimer des mouvements islamistes. Ils sont confrontés aujourd'hui à leur jeunesse, et une jeunesse connectée au reste du monde. Ils ne savent pas comment réagir. Le régime Kadhafi va donc à son tour s'effondrer, malgré la répression sanglante ? Oui, et je pense même que ce sera plus rapide que pour ses voisins. L'est de la Libye échappe déjà totalement à Kadhafi. Jusqu'à hier, Tripoli restait entre ses mains, et une bataille rangée s'est engagée dans la capitale, avec des institutions publiques assiégées et de nombreuses défections du côté des forces de l'ordre, de l'armée, et des tribus. Kadhafi est en train de vivre ses derniers jours comme chef de l'État. Il peut éventuellement jouer les kamikazes en s'engageant dans une bataille, mais il va très vite se rendre compte qu'il ne peut plus reprendre le pays. Comment recevez-vous le discours de son fils, qui menace le peuple d'une "rivière de sang" si ses propositions de réformes ne sont pas acceptées ? Kadhafi a d'abord essayé de négocier en position de force ; il avait envoyé ses fils réprimer Benghazi et l'est du pays, ils ont perdu, ils ont dû s'enfuir. Il a donc chargé son fils le plus présentable, Seïf el-Islam, d'ouvrir le parachute pour proposer au peuple de négocier, et de créer et de dire aux gens négocions, créons une Jamahiriya (littéralement, "la République du peuple", le régime libyen) à deux. Mais ceux qui se soulèvent ne vont pas se satisfaire d'un quart de victoire en acceptant une seconde Jamahiriya avec les mêmes, serait-elle prônée par son fils. Quel peut être l'impact des menaces que le fils de Kadhafi fait peser sur l'Europe ? Il s'agit d'un double chantage : aux hydrocarbures, et à l'immigration clandestine. Or, les deux ont leurs limites. En effet, si les Libyens n'exportent plus de pétrole, ils meurent de faim : c'est la seule ressource dont ils disposent ; et si Kadhafi perd le pouvoir, il perdra, aussi, la capacité de détruire les infrastructures. D'autant que l'Arabie saoudite peut, à elle seule, remplacer tout ce manque en hydrocarbures en cas d'arrêt des exportations libyennes. Par ailleurs, Khadafi a déjà par le passé fait pression sur les Européens en ouvrant la vanne d'une immigration d'Afrique noire vers l'Europe. Mais, là encore, la Libye peut se trouver victime du chantage : ces immigrés, qui commencent par y séjourner, peuvent y rester. Il y a plus de dix ans, le pays a connu plusieurs jours de pogrom à cause de l'ouverture des frontières. Quelle forme va, selon vous, prendre la contagion à l'avenir ? C'est un tsunami qui ne connaît pas de frontières, et qui va toucher tous les pays arabes ou islamiques d'une manière ou d'une autre. Parce que ce sont toujours, quelles que soient les différences, des régimes vieux, pourris, et que l'aspiration à la liberté, au bien-être, emporte tout. Et, au fur et à mesure que les uns prennent de l'audace, et montrent que l'audace est payante, ils ouvrent à leurs voisins le chemin. Les autres pays de la zone seront donc à leur tour secoués, pour peu que la jeunesse se jette dans la rue. Ce n'est pas encore le cas partout, en Algérie par exemple. Et les monarchies, comme le Maroc, peuvent également être visées. Elles ne peuvent s'en sortir qu'en anticipant et en lâchant du lest, en passant, par exemple, à des monarchies constitutionnelles. Les mouvements de protestation que connaît la Chine sont à lier, selon vous, à la situation des pays arabes ? Dès le lancement des opérations en Tunisie, la Chine a supprimé les mots "Tunisie" et "Égypte" d'Internet, en se disant "si les jeunes ici suivent ce mouvement, on est fichus". Je pense donc qu'on ne peut pas exclure qu'il y ait une proximité entre tous ces événements. Quel rôle joue la chaîne de télévision Al Jazeera dans le mouvement ? Elle est en quelque sorte le pendant arabe d'Internet. Quand elle prend en charge une révolution dans un pays, elle est capable de faire basculer l'opinion publique. En revanche, le traitement des événements est sélectif, il y a des pays protégés. L'Iran et la Syrie, par exemple, ne sont pas traités comme la Tunisie et l'Égypte : les deux premiers sont des alliés, les deux autres étaient à dégommer. Mais c'est un instrument de communication et de propagande extrêmement performant. Propos recueillis par Marion Cocquet

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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