14/02/2011 Texte

pays

<< RETOUR

Emission Matin Première: le dossier égyptien et la contagion possible aux pays voisins

Le Printemps Arabes (script)

Bertrand Henne reçoit ce matin Antoine Basbous, politologue libanais travaillant en France et spécialiste du monde arabe. Seront évoquées les suites du dossier égyptien et la contagion possible aux pays voisins. Posez vos questions au 070/22.37.37 ou sur notre page Facebook. Laissez aussi vos commentaires sur ce même site. Invité: Antoine Basbous Politologue libanais et Spécialiste du monde arabe Journaliste : Bertrand Henne Georges Lauwerijs: Et l'invité ce matin, c'est Antoine Basbous, Directeur-fondateur de l'Observatoire des Pays Arabes. Bertrand Henne, nous revenons aujourd'hui sur ce Printemps arabe. BH: Bonjour Antoine Basbous. AB: Bonjour. BH: Vous êtes avec nous en direct depuis Paris. L'armée égyptienne qui s'emploie à affirmer son autorité en Egypte aujourd'hui, le Conseil Suprême des Forces Armées qui a annoncé une série de mesures, la suspension de la Constitution, la dissolution du Parlement et la tenue d'élections présidentielles donc en septembre. L'armée au pouvoir, Antoine Basbous, c'était le seul moyen d'assurer une transition pacifique en Egypte ? AB: Disons que l'armée est au pouvoir depuis 1952 ; simplement que là, son représentant, sa vitrine a changé de couleur, elle n'a pas encore désigné de successeur de Moubarak, qui était son représentant à la tête de l'Etat et dont l'image a beaucoup pâli et qui a été rejeté par l'opinion publique, surtout par cette jeunesse. Donc aujourd'hui, l'armée est en train de démanteler le régime personnel de Moubarak. Il y a 43 anciens Ministres ou voire, le dernier Premier ministre de Moubarak, qui sont interdits de quitter le pays, dont les comptes bancaires sont bloqués. Et donc il y a maintenant une certaine purge, une chasse aux sorcières qui s'engage et donc il y a un démantèlement de l'ancien régime mais on ne voit pas encore à quoi ressemblera le futur régime égyptien. BH: C'est ça, est-ce qu'on peut dire que l'armée, comme vous l'avez rappelé, qui était au coeur du pouvoir en Egypte, reste bien à sa place. Est-ce que, quelque part, vous dites que le régime est en train d'être démantelé, en tout cas, le régime d'Hosni Moubarak, mais le coeur du régime est toujours là ? L'armée est toujours là, bien sûr ? AB: Disons le coeur du réacteur est toujours là. Simplement, on change, on remplace les pièces qui sont défectueuses, qui ont servi et qui aujourd'hui, qui ont perdu leur légitimité. Comme en plus, la fin du régime Moubarak a été centrée sur les amis de ses fils, sur le clan, sur, même sur celui de son épouse Suzanne, donc ces gens sont trop entachés par le règne de Moubarak, donc ils sont en train d'être évacués. D'ailleurs le Ministre de la Défense qui est aujourd'hui le numéro un du pays, lui aussi, c'est l'un des compagnons de Moubarak, il est Ministre de la Défense depuis 1991. Et donc c'est ce même proche de Moubarak, le général Tantaoui qui prend la succession. Donc ça reste tout de même entre les mains des gens fidèles à Moubarak même si Tantaoui n'a pas eu le sort de l'ancien Premier ministre Nazif qui lui, est poursuivi par la Justice. BH: La question qui se pose, c'est si finalement, de savoir si derrière le départ d'Hosni Moubarak, l'armée va tenter de perpétuer la place importante qu'elle a toujours eue, éventuellement en changeant simplement la figure de Moubarak et vous l'avez dit, en mettant éventuellement quelqu'un d'autre ou est-ce qu'on va vraiment vers une transition, avec une vraie démocratie en Egypte ? Comment vous voyez les choses ? AB: Ecoutez, un peu de maquillage ne suffira pas ; il va falloir vraiment toiletter en profondeur la Constitution, répondre à l'aspiration de la jeunesse qui s'est exprimée, cette jeunesse Internet, qui revendique, qui cherche sa liberté, des libertés, un bien être économique et social, donc il y a de l'exigence, ça ne suffira pas, tout simplement, de changer de vitrine. Donc l'armée, si elle veut réussir et rester au pouvoir dans les coulisses, eh bien, elle a besoin de changer mais en profondeur ce pays qui a été momifié pendant tant d'années. Donc il va falloir qu'elle se modernise, qu'elle accepte que l'Egypte rentre dans le 21 ème siècle, que les aspirations démocratiques de la jeunesse, soient satisfaites. BH: Parce que vu de l'extérieur, évidemment, on se dit tiens, le Conseil Suprême des Forces Armées qui a le pouvoir, qui annonce une suspension de la Constitution et la dissolution du Parlement, on pourrait croire quasi à une forme de coup d'Etat. Alors on sait bien évidemment que c'est l'objet, le résultat de manifestations populaires, donc on n'est pas dans un vrai coup d'Etat, mais on se dit quand même que là, l'armée maintenant, actuellement, a tous les pouvoirs ? AB: Oui, mais ce n'est pas un coup d'Etat parce qu'elle était avant la chute de Moubarak, elle était déjà au pouvoir mais masquée derrière la stature de Moubarak. Donc elle garde le pouvoir ; il va falloir qu'elle change de gouvernance pour pouvoir perpétuer son maintien au pouvoir. Donc il va falloir ouvrir la scène politique à de nouvelles formations politiques, que la société civile ait son mot à dire, qu'elle participe à l'avance de l'Egypte, que les syndicats puissent exister, que presse soit libre et indépendante, qu'il y ait débats. Donc voilà, le chantier est très long et maintenant, on va, on voit percer des revendications sectorielles, on voit percer des revendications qui étaient masquées par l'autoritarisme d'avant le 25 janvier et tout cela, c'est un chantier extrêmement long, extrêmement difficile à gérer, d'autant plus que l'Egypte n'est pas seulement un espace qui doit s'occuper de ses propres frontières mais il a un rôle régional et on l'attend également sur ce rôle régional, une fois qu'il aura stabilisé son front intérieur. BH: Bien sûr, on va évoquer ça dans quelques minutes puisque d'autant plus qu'un des premiers signaux envoyés par le Conseil Suprême, était à destination des grands alliés, Etats Unis notamment. Mais d'abord un mot sur, encore une décision hier, par une annonce de décision du Conseil Suprême, qui devrait aujourd'hui interdire les réunions syndicales et corporatives, c'est ce qu'annonce un AFP, ce qui reviendrait finalement à interdire les manifestations à caractère social. Est-ce que l'armée a peur que la Révolution qui était très démocratique, enfin politique, devienne aussi une révolution sociale ? Est-ce qu'on a peur d'une vraie déstabilisation de l'Egypte ? AB: C'est vrai, cette peur existe et elle est fondée. Hier, il y a eu des manifestations d'agents de la police, qui réclamaient une meilleure rémunération et de la considération. Et cette manifestation s'est heurtée à l'armée, donc vous voyez, au sein même du régime, il y a des frictions entre deux corps différents de l'ordre public. Et par ailleurs, beaucoup de mouvements sociaux ont vu le jour, que ce soit dans le textile, que ce soit même autour du canal de Suez, donc l'armée ne peut pas traiter de ce genre de problématique, de revendications sectorielles avant de stabiliser le pays, mais il ne faut pas rêver totalement. Le souci de l'armée, c'est de garder le pouvoir. Et pour le garder, il va falloir qu'elle fasse des concessions en matière de liberté et de bien être. Donc elle va tenter de manoeuvrer pour assurer une nouvelle vitrine présentable du régime, satisfaire un peu, tout au moins, les revendications démocratiques de la jeunesse, mais sans pour autant, perdre totalement son rôle et son pouvoir. BH: Oui, mais les tensions sociales risquent d'être fortes dans les semaines à venir. Vous le disiez tout à l'heure, évidemment, l'Egypte a un rôle régional, un des premiers gestes du Conseil Suprême des Forces Armées, c'était de rassurer Israël et donc forcément les Etats Unis, en disant que les traités signés par l'ancien régime, étaient maintenus et en clair, on pense évidemment à un traité en particulier, la paix signée avec Israël, qui est toujours d'application. Ca, c'est évidemment significatif, ce premier geste ? AB: Oui, mais en même temps, il faut se rappeler que si, s'il y a un jour, des élections démocratiques et que le peuple égyptien dit, nous ne voulons plus de Camp David, eh bien, les promesses du Conseil militaire, seraient vaines puisque autant l'Egypte est pressée par les Etats Unis de rassurer sur ses intentions concernant Camp David, elle est également sous pression du côté de l'Iran, des alliés régionaux de l'Iran, pour que l'Egypte rompe avec Camp David, rompe ses relations diplomatiques avec Israël et s'engage dans une confrontation qui embrasera le monde arabe face à Israël. Donc les pressions sont multiples et viennent de plusieurs côtés. D'autant plus que le côté iranien est en train de remporter des succès dans la région. Il y a deux semaines, c'est le Liban qui est tombé dans l'escarcelle syro-iranienne. Aujourd'hui, il va y avoir des manifestations à Bahren qui est dans le Golfe et qui est menacé par un débordement des alliés de l'Iran. Bref le front iranien est en train de gagner petit à petit dans la région. BH: C'est intéressant ce que vous dites, c'est-à-dire que finalement, le lendemain, les lendemains égyptiens en matière de politique régionale, ça sera soit de rester dans la ligne américaine, soit, j'ai envie de dire, d'office, se mettre dans la ligne iranienne. Il n'y a pas de, il n'y aura pas de juste milieu entre les deux ; ça sera, soit un camp, soit l'autre ? AB: Disons, il y avait sous Moubarak, la paix froide avec Israël et une coopération très intense avec les Etats Unis. Aujourd'hui Moubarak est parti. L'armée peut, sous la pression des uns et des autres, réviser ses points de vue, surtout s'il y a des élections et dans les élections, la ligne anti-israélienne reprend le dessus, si les élections étaient démocratiques. Mais en même temps, aujourd'hui, nous assistons, après l'effacement de cette Egypte pro-américaine, à la montée d'un Iran extrêmement hostile aux Etats Unis et qui par ces débordements dans la région, ces mouvement en Egypte et ailleurs, se trouvent les coudées totalement franches pour avancer sur son nucléaire, sur son programme clandestin. Donc l'Iran est en train de marquer des points dans cette confrontation régionale. BH: Mais vous pensez que si l'Egypte, si elle devait voter aujourd'hui, mais, et si on le projetait même dans six mois, elle serait anti-américaine et en opposition avec Israël. Vous pensez que le pouvoir, peu importe qu'il sortirait des urnes dans six mois, serait forcément forcé un petit peu de remettre en question les traités de paix avec Israël ? BH: Ceux qui ont mené l'intifada ou la révolte citoyenne, ne sont en rien idéologues dans ce sens-là. Ils n'ont pas revendiqué ni la charia, la loi islamique, ni la confrontation avec Israël. Mais ces gens-là qui sont extrêmement nombreux, ne sont pas structurés. Demain si jamais, il y a des élections libres, les seuls qui soient structurés dans ce pays, ce sont les Frères Musulmans qui eux, ont une idéologie d'appliquer la loi islamique et la confrontation avec Israël. Eh bien, c'est ça, le point d'interrogation, que diront demain, les électeurs égyptiens, s'ils avaient les coudées franches pour s'exprimer et élire des dirigeants. Est-ce que l'armée va laisser la place nette pour qu'il y ait une expression totalement libre ? Ou bien, elle va tenter d'encadrer cela pour garantir une certaine issue des urnes. C'est ça, la vraie question. BH: Sur les Frères Musulmans, Antoine Basbous, depuis maintenant une semaine, même un peu plus, on entend, j'ai l'impression, tout et son contraire. On entend les spécialistes nous dire, qu'en fait, c'est la force la plus puissante et qu'on ne voit pas comment ils ne pourraient pas arriver au pouvoir. D'autres nous dire, mais que non, ils ne sont pas très structurés, qu'ils ne s'attendaient pas tellement à avoir un mouvement révolutionnaire comme ça et qui ne sont pas vraiment prêts à ça et qu'ils sont divisés. Et en plus, certains disent, ils sont radicaux et d'autres, nous disent, ils sont plutôt proches de l'AKP turque, c'est-à-dire plutôt modérés. Quel est votre avis sur les Frères Musulmans et leur état actuel ? AB: D'abord, ils étaient surpris et débordés par l'intifada, par la Révolte du 25 janvier. Ils ont réussi de se rattraper en envoyant des hommes sur la place, mais cette victoire n'est pas la leur. Ils ont essayé de s'en approcher mais ce n'est pas du tout leur victoire. Alors sont-ils des radicaux ou des modérés ? Leurs amis, ceux qui les défendent en Occident, les présentent comme étant sur le modèle de l'AKP turc ; or, il n'en est absolument rien. C'est pour les présenter, les vendre, en termes de communication, en Occident, qu'on parle de l'AKP et qu'on fait la comparaison. Or, les Frères Musulmans sont les idéologues, c'est la couveuse de l'idéologie islamiste la plus radicale. L'un de leurs idéologues les plus brillants, a inspiré toute la mouvance islamiste, qu'elle soit égyptienne, de la Gama ou du Djihad islamique, ou encore plus (?), le numéro deux d'Al Qaïda et les autres mouvances islamistes violentes. BH: Pour vous, ils sont dangereux, Antoine Basbous ? AB: Pardon ? BH: Pour vous, les Frères Musulmans actuellement, sont un danger, Antoine Basbous ? AB: Ecoutez, ils sont dirigés par une vieille garde qui garde en quelque sorte l'esprit revanchard des premiers Frères Musulmans, ils sont combatifs, ils sont secrets et aujourd'hui à l'heure actuelle, tant qu'ils n'auront pas adopté la ligne de l'AKP turque, ils restent tout de même dangereux. BH: Parlons, un mot des autres pays arabes, on parle déjà, certains ont consacré l'expression Printemps arabe, même si on est en hiver, est-ce que pour vous, ces deux Révolutions risquent de s'étendre à deux pays ? Est-ce qu'il y a quelque chose de pro-arabe dans ce qui se passe ? Ou voilà, c'est simplement deux pays qui, par contagion, parce qu'ils sont forcément proches, ont connu des sorts similaires. Est-ce que, ce qui s'est passé en Egypte et en Tunisie, risque de se passer ailleurs ? AB: Oui, je suis convaincu que ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte, va provoquer un tsunami à l'échelle de la région arabe. Parce que, tant de dirigeants qui sont des dinosaures, qui gardent le pouvoir jusqu'à la fin de leurs jours, qui restent là parfois 40-42 ans pour Kadhafi et toujours en place et qui privatisent les Etats au profit de leur clan, de leurs personnes, de leurs familles, eh bien, ça devient insupportable pour une jeunesse qui représente 70% souvent dans la plupart de ces pays, alors que leurs dirigeants sont déjà des octogénaires, voire des septuagénaires. Donc il y a vraiment une bonne assise pour que cette révolte se poursuive et déborde les dirigeants vieux et qui sont usés jusqu'à la corde. Je pense que le tsunami ne s'arrêtera pas aux frontières de Tunis et du Caire. BH: Oui et ce tsunami, les grands gagnants, ça pourrait être les islamistes parce que si je vous suis, vous nous dites, les Frères Musulmans sont quand même dangereux, il ne faut pas croire que c'est des modérés comme l'AKP en Turquie, en même temps, vous dites, on risque un tsunami. Donc est-ce qu'on risque que le monde arabe de manière assez radicale, plonge et soit aux mains des islamistes dans l'avenir ? AB: Nous rentrons dans une phase d'incertitude, dans laquelle, il va falloir après le démantèlement des anciens régimes, reconstruire de nouveaux régimes. Et là pour la reconstruction, ça variera. Il y a des pays où ça peut aller plus vite parce que la société civile est présente, elle est forte, elle est éduquée, elle sait de quoi l'avenir doit être fait. Et dans d'autres pays où il y a des frictions entre les communautés, entre les ethnies où il y a de la violence, trop de pauvreté, de désordre, on pourra assister à ce moment-là, à des convulsions, à des mouvements désordonnés avant de trouver une stabilité. Donc nous entrons dans une ère d'incertitude à l'échelle de la région. Nous savons qu'à l'heure actuelle, il y a des régimes stables mais dictatoriaux. Georges Lauwerijs : Merci Antoine Basbous. On aura l'occasion d'y revenir tout à l'heure dans Questions Publiques. [Pour écouter l'émission, en audio, il suffit de cliquer sur l'onglet Audio de cette page]

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |