29/02/2004 Texte

pays

<< RETOUR

Le sang et l'encre

Malgré d'énormes dégâts "collatéraux", Arafat a su porter la cause palestinienne sur une orbite internationale

Depuis plus de quarante cinq ans, Yasser Arafat a porté la cause palestinienne à bout de bras et fait couler beaucoup de sang et d'encre. Du Koweït, où l'idée de former une organisation de lutte palestinienne a germé, jusqu'à ses multiples étapes en Égypte, en Jordanie, au Liban, en Tunisie... Arafat a engagé des conflits majeurs avec Israël et avec ses différents hôtes. En Jordanie, il a lancé ses troupes contre l'armée du roi Hussein, en ce Septembre Noir de 1970, provoquant des milliers de morts. La victoire du Roi a abouti à l'expulsion d'Arafat. Il se rend alors au Liban pour installer sa " capitale " à Beyrouth en faisant voler en éclats le seul pays pluraliste et démocratique du monde arabe et en suscitant un conflit confessionnel pour s'imposer. Il lancera au premier ministre (musulman) Saéb Salam " je vais faire de Beyrouth un nouveau Stalingrad ".

La guerre du Liban aura fait plus de cent cinquante mille morts et réduit en miettes un État tolérant et pluriel, au grand bénéfice d'une Syrie aux aguets, qui avait vite entrepris de jouer les pyromanes pour pouvoir se déguiser en pompiers. L'invasion israélienne du Liban, en 1982, a contraint Arafat à l'exil en Tunisie. Son retour clandestin au Nord-Liban, en 1983, a provoqué une bataille féroce avec l'armée syrienne, qui a détruit partiellement Tripoli…

Le Raïs a voulu tellement incarner la cause palestinienne qu'il a jalousement confisqué tous les pouvoirs s'y rattachant. Il a su monopoliser les trois sources du pouvoir que sont la représentation internationale, l'argent et la sécurité. Il a été le principal détenteur de la signature sur les comptes de l'Autorité palestinienne, de l'OLP et du Fatah. Comme il a été le véritable chef des multiples services de sécurité et de renseignements. Car il a toujours vécu dans l'obsession du " complot ", y compris des siens, et a organisé la rivalité entre les chefs de ses multiples polices secrètes. Cette arme s'est retournée contre son concepteur quand il s'est affaibli. Les services de sécurité palestiniens ont échangé tirs, menaces et embuscades, notamment à Gaza.

Aucun successeur

Arafat est tellement sûr d'incarner la Palestine à lui seul que, même quand il est parti à Paris pour lutter contre la mort, tôt hier matin, il a refusé de nommer un ou plusieurs intérimaires qui puissent gérer l'Autorité palestinienne en son absence! Car l'homme ne se reconnaît aucun successeur digne de " sa " charge et ne veut pas donner à Israël l'opportunité de négocier avec quelque autre Palestinien que ce soit.

Le choix de la France pour ses ultimes soins- au lieu d'une capitale arabe- est lourd de signification: pendant ses années de réclusion forcée à Ramallah, Arafat a été abandonné par les chefs d'État arabes qui ont fini par ne plus l'appeler au téléphone. Seulement, ils avaient plaidé auprès de Washington pour ne pas laisser Ariel Sharon l'expulser ou le faire exécuter dans la Moukata'a. Autant pour s'épargner la colère de leur propre rue que pour protéger Arafat.

Le départ d'Arafat pour la France aura été organisé avec beaucoup de soin. Le transfert n'a pas été demandé par le Raïs, mais par un comité de médecins pan-arabes issus de quatre pays. Ce qui confère à ce transfert un caractère purement médical, même s'il est politiquement très chargé: il remet en selle- pour combien de temps?- un président contesté à l'intérieur de son propre camp, abandonné par ses homologues arabes et qui avait fini par désespérer ses amis européens pour son incapacité à évoluer et à s'adapter à la perspective de l'édification d'un État. Washington et Tel-Aviv avaient définitivement boycotté Arafat et aucune personnalité israélienne ne voulait plus lui tendre la main.

Jusqu'au bout, Arafat aura su soigner son image auprès des siens en faisant rappeler que, malgré sa maladie, il avait respecté le jeûne du Ramadan et malgré son épuisement physique, il avait participé aux cinq prières quotidiennes réglementaires. Il veut laisser l'image d'un président pieux et d'un président attaché à la Palestine, qu'il n'aura quittée que sur un conseil concerté de médecins arabes.

Ce dirigeant mégalomane n'a jamais voulu envisager l'hypothèse de sa succession, encore moins la préparer. Le jour où celle-ci interviendrait, les institutions palestiniennes seront confiées, pendant deux mois, au président du Parlement, Rouhi Fattouh, pour assurer la transition. Deux générations, deux visions et presque deux cultures seront en compétition. Les septuagénaires revenus en Palestine avec Arafat, représentés par l'actuel premier ministre Ahmed Qouraï et par son prédécesseur Mahmoud Abbas, prolongeraient le règne d'Arafat. Une autre génération de quadras issus de l'intérieur, parlant l'hébreu, connaissant Israël de près, est représentée par l'ancien ministre de l'Intérieur, Mohammad Dahlan, l'homme fort de Gaza, et par Marwan Barghouthi, le chef du Fatah en Cisjordanie, aujourd'hui condamné à perpétuité et emprisonné en Israël. Ces deux derniers ont la légitimité des combattants de l'intérieur alors que leurs aînés ont celles du compagnonnage d'Arafat…

On peut redouter que l'après-Arafat soit caractérisé par un certain désordre jusqu'au jour où un chef sortira du lot, trouve sa légitimité et s'impose sur ses pairs. Ce jour-là, de nouvelles négociations pourraient reprendre avec Israël sur l'avenir de l'État palestinien. Le futur dirigeant de ce peuple, privé de souveraineté sur ses terres et qui a tant souffert, devrait être plus soutenu pour faire face à l'héritage…

Cette fin de règne ouvrira de nouvelles perspectives pour la paix. Les Palestiniens devraient bénéficier du soutien de la communauté internationale pour échapper aux conséquences d'un rapport des forces très inégal avec Israël. La paix ne se fera qu'au terme d'un processus de rétablissement de la confiance qui aboutira à la création d'un État palestinien aux côtés d'Israël. Malgré d'énormes dégâts " collatéraux ", Arafat aura su porter la cause palestinienne sur une orbite internationale. Son successeur devra la " domicilier " sur ses terres en Palestine. L'espoir ne sera pas enterré avec Arafat.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |