05/08/2005 Texte

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Les enjeux de la succession après la mort du souverain Fahd

Et les multiples soucis du vieux roi Abdallah

L'âge des rois et princes d'Arabie est un secret d'Etat bien gardé. Le fait d'être souvent nés avant l'existence des registres de l'état civil contribue à justifier l'approximation. En tout cas, les Saoud qui gouvernent Riyad appartiennent à une génération de vieux. Le rêve de chacun des dix-sept fils du roi Abd al-Aziz, toujours en vie, est de monter un jour sur le trône de la pétromonarchie. Ce qui les pousse à défendre le statu quo et la tradition. Jusque-là, le pouvoir s'est transmis entre les fils du roi Abd al-Aziz par ordre d'aînesse, à quelques exceptions près : ne s'estimant pas à la hauteur de la tâche, un prince a cédé son droit d'aînesse contre une forte indemnité ; un autre s'est fait remarqué pour ses excès publics d'alcool et a été recalé par ses frères ; un troisième a été privé de trône parce que son fils a assassiné son oncle, le roi Faysal, en 1975...

Cette tradition peut pourtant être rompue grâce à la loi promulguée par le roi Fahd, en 1993, et qui permet de choisir « le plus apte parmi les fils ou les petits-fils du roi Abd al-Aziz ». Mais les vieux princes font bloc pour se passer le pouvoir entre eux. Les « jeunes » princes sexagénaires, dont plusieurs sont très compétents, peuvent attendre le seuil de leurs 80 ans pour monter éventuellement sur le trône ! L'enjeu est de taille : dès lors que la succession saute une génération, le transfert horizontal du trône ne sera plus opérant. Le pouvoir sera alors capté par une seule branche de la dynastie.

L'intronisation du roi Abdallah Ben Abd al-Aziz lui procure une mission bien difficile. Et ce, bien qu'il hérite du pays qui abrite les premières réserves mondiales de pétrole et les deux lieux les plus saints pour plus d'un milliard de musulmans. Car le royaume recèle des contradictions majeures et fait face à des défis structurels presque insurmontables.

Avec une production de dix millions de barils/jour, l'économie saoudienne devrait être florissante, par ces temps de pétrole cher ! Or la répartition des richesses est très injuste. Si les milliers de princes vivent royalement, des millions de Saoudiens connaissent une pauvreté inimaginable. Aussi, seulement 570 000 d'entre eux occupent un emploi dans le secteur privé. Le chômage des hommes (autour de 25 %) contraste avec la présence de sept millions de travailleurs étrangers. Ceux qui viennent d'Asie sont traités presque comme des esclaves. 200 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Le taux de fécondité est l'un des plus élevés au monde : la croissance démographique est de 3,8 % par an.

Les Saoudiens ne font pas des études adaptées au marché de l'emploi. Leurs universités produisent et exportent beaucoup trop de diplômés en sciences religieuses, des prêcheurs du djihad. La vocation de l'Arabie n'est-elle pas d' oeuvrer à l'expansion de l'islam, dans sa version wahhabite, qui constitue la religion d'Etat de l'Arabie ?

Depuis neuf générations, le royaume a vécu sur deux piliers : le wahhabisme et les Saoud. Avant de se doter, en 1945, d'un troisième pilier, celui du protecteur américain. Or Riyad a été contraint de divorcer avec ses wahhabites authentiques, les fidèles de Ben Laden, au lendemain du 11 Septembre 2001 et surtout après les attentats de Riyad de mai 2003, suivis par une impressionnante série d'attaques terroristes contre les sites diplomatiques, industriels, les forces de l'ordre et contre les expatriés « mécréants ». La répression a provoqué une déstabilisation du royaume, très dépendant du wahhabisme, son pilier fondateur et son gestionnaire socio-culturel. Le régime a dû se résoudre à réprimer les wahhabites qu'il a engendrés, financés et exportés et qui menacent désormais la dynastie. Contrairement à leur père qui a régné de 1902 à 1953 et s'était blessé plus de quarante fois au combat, les princes Saoud se sont contentés de mener la belle vie derrière les hautes murailles de leur palais en laissant aux wahhabites le soin de prendre en charge la société et de lui inculquer leur islam belliqueux.

Dans cette Arabie bien verrouillée, le choc des générations est une réalité : le roi et ses frères qui dirigent le royaume sont octogénaires ou nonagénaires. Or le pays est très jeune et ne se reconnaît pas dans ces vieux « papys » : 60 % de la population a moins de dix-huit ans, et 75 % moins de trente. Les Saoudiens veulent du changement : certains réclament plus d'islamisme, d'autres une monarchie constitutionnelle et un Etat de droit. Les intellectuels libéraux, Matrouk al-Faléh, Abdallah al-Hamed et Ali al-Doumaïni sont en prison depuis 18 mois, sur ordre du ministre de l'Intérieur. Leur avocat, M e Abdelrahman Allahém, un défenseur des droits de l'homme, est enfermé à Haér, la pire prison du royaume. L'Arabie souffre d'une monarchie absolue, en rupture avec la modernité. Elle est un royaume de la corruption et de la gabegie. La justice est aussi archaïque que dépendante du pouvoir.

Des tiraillements en coulisses déchirent les Saoud. Il s'agit d'une rivalité entre clans pour le contrôle du pouvoir politique et du pétrodollar. La position de chaque prince est considérée comme un acquis pour ses enfants. Ainsi la Garde nationale demeure la « propriété » d'Abdallah et de ses fils depuis sa création ; le ministère de la Défense « appartient » au prince Sultan (ministre de la Défense depuis plus de quarante ans) et à ses fils ; il en va de même de l'Intérieur avec le prince Nayéf et sa descendance... Car les Saoud considèrent l'Arabie comme leur propriété et ses citoyens comme leurs « sujets ». Ils répètent à l'envi un propos de leur père : « Nous l'avons conquise au fil de nos épées. »

Les rivalités internes obligeront le roi à tenir compte du rapport des forces au sein de la dynastie. Or Abdallah est l'unique fils de sa mère et doit compter avec les clans constitués par ses demi-frères. Ainsi, il a dû reculer en août 1999 après avoir ordonné de lancer le débat sur la possibilité pour les Saoudiennes de conduire une voiture. Il avait été lâché par ses frères et boycotté par les oulémas. Il en fut de même pour sa tentative avortée de réduire les privilèges exorbitants de cette armée de princes de tous grades qui considèrent que l'Arabie a été créée pour satisfaire leurs plaisirs. Fort d'une légitimité incontestée, Abdallah va-t-il réussir à s'imposer sur ses frères conservateurs ?

Aussi, le royaume fait face à des voisins qui le défient et cherchent à s'émanciper de sa tutelle : chaque monarchie du CCG (1) mène ses propres réformes et traite directement avec Washington sans tenir compte de l'avis de la « grande soeur ». Elles la narguent sans crainte ni scrupule et tentent de l'isoler politiquement et économiquement. L'Iran, aux ambitions nucléaires affichées et qui vient de placer un khomeyniste radical à sa tête, est un voisin redouté. D'autant plus qu'il peut influencer les chiites saoudiens, traditionnellement réprimés, et qui vivent dans la province pétrolifère du Hassa.

Sans oublier l'Irak, dont le pouvoir est désormais contrôlé par des chiites prépondérants et dont la rébellion, conduite par le sunnite Zarqaoui, l'homme de Ben Laden en Mésopotamie, menace la stabilité de l'Arabie. Les wahhabites saoudiens fournissent au djihad en Irak des kamikazes et un généreux financement. L'éclatement prévisible de ce pays entre ses composantes chiite, sunnite et kurde fait craindre le pire à l'Arabie. Car cette logique risque de contaminer une Arabie unifiée par l'épée en 1932 et qui n'a pas plus de raison de rester unie que la défunte URSS et l'ex-Yougoslavie. Car, à chaque fois qu'une dictature tombe, les peuples s'émancipent. Seuls les Tchèques et les Slovaques ont su se séparer à l'amiable.

Pour faire face à tous ces défis structurels, le nouveau roi âgé et usé ne dispose pas d'un temps illimité ni de l'énergie d'une jeunesse passée pour concevoir une vision et la traduire dans des actes. Le système est verrouillé par de vieux princes et la monarchie est réfractaire aux indispensables réformes. L'Arabie risque fort de demeurer, avec l'Irak et l'Iran, au coeur de l'épicentre de l'arc des crises qui continueront à troubler l'ordre international, pour les décennies à venir.

© Le Figaro, 2005. Droits de reproduction et de diffusion réservés

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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