11/08/2000 Texte

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Tamanrasset : Sur les pas d’un petit frère de Jésus

Par Antoine Basbous

L’autre Algérie existe. A deux mille kilomètres au sud d’Alger, sous un ciel chargé d’étoiles qui fait croire au voyageur qu’il se trouve sur une autre planète ou, mieux, dans un conte d’Antoine de Saint-Exupéry. Tamanrasset, "Tam" pour les initiés, est la capitale du Hoggar, la province du grand Sud algérien, dont la superficie équivaut à celle de la France. Alger est plus proche de Paris que de Tamanrasset.

Ce bout de désert algérien n’a pas été touché par le terrorisme islamiste. Par quelle heureuse protection ? Celle des hommes ? Il est difficile de le croire, tant la vanité humaine paraît dérisoire au seuil de l’immensité désertique. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, on se surprend à lever souvent les yeux vers le ciel, à rester humble et muet devant tant de beautés.

Un simple touriste parlerait de "dépaysement garanti à quatre heures de vol de Paris". Mais le voyageur exigeant a bien autre chose en tête en débarquant ici. Il pourra aller à la rencontre de la civilisation des Touaregs, fiers et chaleureux nomades, aujourd’hui parqués et avilis par les Etats riverains du Sahara. Il pourra aussi mettre ses pas dans les traces de l’extraordinaire aventure spirituelle, encore si pleine de mystères, vécue ici par le père Charles de Foucauld, jusqu’au sacrifice de sa vie… terrestre.

En débarquant à Tamanrasset en 1905, à quarante-sept ans, le père de Foucauld justifia ainsi sa décision : " Je choisis Tamanghasset, village de vingt feux en pleine montagne au cœur du Hoggar, à l’écart de tous les centres importants ; il ne semble pas que jamais il doive y avoir garnison, ni télégraphe ni Européens et que de longtemps il n’y aura pas de mission ; je choisis ce lieu délaissé et je m’y fixe, en suppliant Jésus de bénir cet établissement où je veux dans ma vie prendre pour seul exemple sa vie de Nazareth… "

Ancien saint-cyrien, officier un peu fantasque aux mœurs dissolues, sorti dernier de l’Ecole de cavalerie de Saumur, le vicomte Charles-Eugène de Foucauld est hors norme. Il a rompu avec l’institution militaire en 1882, mais sans révolte ni rejet. La suite le prouvera. En 1883 et 1884, il entreprend un périlleux voyage d’exploration scientifique au Maroc, se faisant passer pour un juif (le pays est interdit aux chrétiens).

Quatre ans plus tard, à vingt-huit ans, il se convertit. Mais, là encore, il choisit la "rupture" avec l’Eglise officielle. Volontairement, il s’engage dans un parcours personnel et mystique de plus en plus exigeant. Après un pèlerinage en Terre sainte (1889), il entre à la Trappe de Notre-Dame des Neiges (1890). En 1897, il s’éloigne encore, pour vivre comme simple domestique chez les clarisses de Notre-Dame de Nazareth. Ordonné prêtre en juin 1901, il décide de devenir ermite dans le Sud algérien, d’abord à Beni-Abbès, puis à Tamanrasset.

"C’était un homme d’absolu, du tout ou rien", explique le père Antoine, petit frère de Jésus la congrégation fondée par le père de Foucauld en 1899 (onze mille disciples dans le monde). Installé à Tamanrasset depuis quarante-cinq ans, le père Antoine est aujourd’hui retraité, après avoir travaillé dans la seule boulangerie de la ville. Il poursuit : "Son message actuel est qu’il a fait passer dans la vie pratique, sans trop le concevoir, ce que vivaient les ermites dans leurs monastères. Il s’est contenté de vivre intensément au milieu des gens".

Que reste-t-il de cette extraordinaire aventure spirituelle, sur cette terre d’islam balayée par le vent sec du Hoggar et les mauvaises fièvres fondamentalistes ? Le père de Foucauld a laissé trois bâtisses, dont deux à Tamanrasset. En 1905, lorsqu’il s’installe, la bourgade n’est encore qu’un modeste hameau d’une quarantaine d’âmes. Les habitants vivent dans les zéribas (étables), sorte de huttes construites avec des roseaux séchés.

"J’offre ma vie pour la conversion des Touaregs"


En août 1905, l’ermite décrit sa maison, la première habitation en dur construite à Tam : "Deux pièces, ayant chacune 1,75 mètre de large, 2,75 mètres de long, à peu près deux mètres de haut, en pierre et terre". Au fil des ans, la surface de l’ermitage va doubler. La bâtisse est baptisée "la Frégate", à cause de sa forme longitudinale.

Il cherche encore à "aller plus loin". En 1911, il bâtit un autre ermitage dans l’Assekrem, sur un piton rocheux à 2 726 mètres d’altitude. Tamanrasset est à cinq jours de marche. Ces dix mètres carrés de pierres et d’argile séchée ouvrent sur un impressionnant paysage lunaire. Foucauld y était arrivé sous la pluie, le tonnerre et les éclairs. "La température est de seize degrés à midi ! J’ai peine à me figurer que je suis en juillet dans le Sahara", raconta-t-il.

L’ermite avait découvert le Sahara lors d’une "tournée d’apprivoisement" des populations du grand Sud, en compagnie de cent cinquante méharistes, dirigés par le commandant Laperrine. Les montagnes majestueuses du Hoggar, à plus de trois mille mètres d’altitude, l’avaient aussitôt fasciné. Il avait alors décidé de s’y installer : "J’offre ma vie pour la conversion des Touaregs, du Maroc, des peuples du Sahara, de tous les infidèles".

Ce "marabout français" fut le premier missionnaire à pénétrer le Sahara, pour vivre son amour du Christ, tout en restant au service de sa patrie. Homme d’Eglise, il s’inscrit bien dans la lignée du cardinal Lavigerie, fondateur en 1868 de l’Ordre des missionnaires d’Afrique, voué à l’évangélisation du continent.

Il est aussi patriote et croit à la "bonne colonisation", œuvre civilisatrice amenant à la pacification de territoires anarchiques par la lutte contre la famine, les maladies, l’esclavage et les raids (rezzous). Fidèle à son franc-parler, il se montre souvent très critique à l’égard des dérives contestables du colonialisme. Il trouve un appui chez son ami François-Henry Laperrine. Ce grand soldat d’Afrique, créateur des compagnies sahariennes, sollicite l’aide du missionnaire ce qui le fera sursauter pour créer, raconte le biographe de Foucauld Jean-Jacques Antier, " une confédération targuie du Sahara, sorte de royaume franc du Centre-Afrique, à dominante chrétienne, socle de la colonisation africaine".

Les deux saint-cyriens sont amis et se complètent dans cet empire colonial que leur pays est en train de se forger. L’un veut gagner les Sahariens à la France, l’autre à la cause du Christ. Face aux exactions des insoumis, Foucauld veut " rendre le bien pour le mal ". Il prêche la modération à ses amis, quand les explorateurs français de la mission Flatters sont assassinés, en 1881, lors d’une tournée de reconnaissance pour le tracé du chemin de fer transsaharien.

Une dénonciation farouche de l’esclavagisme

Pour avoir consacré sa vie à la conversion des Touaregs et à la rédaction d’un lexique targui, Foucauld ne peut qu’être attristé par la conduite de certains officiers français : "Ils semblent des pillards, des bandits, des flibustiers. Je crains que ce grand empire colonial qui pourrait enfanter tant de bien de bien moral, de vrai bien ne soit présentement pour nous qu’une cause de honte, qu’il nous donne lieu de rougir (…) qu’il fasse maudire le nom français et hélas le nom chrétien, qu’il rende ces populations, déjà si misérables, plus misérables encore". Jean-Jacques Antier raconte quelques incidents montrant l’écart entre sa conception chrétienne du colonialisme, "faite de don de soi, de générosité", et celle, toute matérialiste, de certains officiers, administrateurs ou colons " qui ne cherchent qu’à faire carrière ou à exploiter le pays en méprisant l’indigène".

L’esclavage, pourtant aboli dès l’occupation du pays en 1830, révolte Charles de Foucauld. L’administration coloniale semble s’accommoder des pratiques esclavagistes des marabouts locaux, pour mieux gagner leur ralliement. Le père s’indigne auprès de sa hiérarchie. Celle-ci reste prudente, car elle redoute d’être expulsée d’Afrique. Foucauld écrit à son ami Henri de Castries : "La plus grande plaie de ce pays est l’esclavage. Il n’y a pas d’autre remède à notre honte et à notre injustice que l’affranchissement". En 1902, il rachète un premier esclave, grâce aux subsides envoyés par sa famille. Sur les quelque 1 500 francs reçus chaque mois, il ne retient que 7 francs pour se nourrir. Le reste est distribué aux pauvres.

Jusqu’à son assassinat, le père de Foucauld va exercer sa vocation à Tamanrasset, premier et seul prêtre à mille kilomètres à la ronde. Dix ans après sa première installation, avec l’aide du général Lyautey, il décide de faire édifier un bordj (fortin) sur le modèle des forts marocains. Son bordj est à l’époque le plus grand bâtiment du désert. La porte est très basse, pour empêcher des assaillants d’investir à dos de monture l’intérieur de la cour carrée. La situation n’est pas sûre. Il faut protéger la population des rezzous. En se retirant, en 1914, les troupes françaises du Hoggar lui ont confié une trentaine de fusils. C’est dans ce bordj que Charles de Foucauld sera assassiné, le 1er décembre 1916, par une bande d’insoumis influencés par les Senoussis libyens.

Le père Antoine, lointain successeur de Charles de Foucauld, et son compagnon d’ermitage, Jean-Marie, travailleur agricole, n’ont eu peur qu’une seule fois depuis leur installation en Algérie : lors de l’indépendance, en 1962. L’assassinat des sept moines de Tibhirine, en 1996, et celui d’une petite sœur de Jésus, à Alger, ne semblent leur avoir inspiré aucune crainte. Pour le père Antoine, le retour annoncé des moines à Tibhirine est "dans la logique de la vie". Il ajoute : "Mais nous sommes là pour partager, non pour convertir". La destruction de la modeste croix qui surmontait la Frégate et la quasi-disparition de celle qui se dressait sur le bordj seraient dues à des jets de pierres. "Des jeux de gamins", rassure le père Antoine.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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