18/11/2002 Texte

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L’Arabie Saoudite et les États-Unis, quel avenir pour une relation « contre-nature » ?

Antoine Basbous livre dans « L’Arabie saoudite en question » les clés pour comprendre le royaume wahhabite

Alliée de longue date de Washington, mais également l’un des berceaux du terrorisme islamiste, l’Arabie saoudite se trouve aujourd’hui dans une position plutôt inconfortable vis-à-vis des États-Unis de l’après-11 septembre. Et vice versa. D’où la question posée par le politologue Antoine Basbous: «Comment l’Amérique va traiter un allié dont les ulémas exaltent et financent la guerre totale menée contre elle ? »

Dans son ouvrage « L’Arabie saoudite en question », le directeur de l’Observatoire des pays arabes nous donne les clés pour analyser cette relation improbable soudée par les dollars de l’or noir depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en revenant sur l’histoire du royaume wahhabite, son idéologie et l’articulation de ses intérêts politiques avec un rigorisme religieux.

L’Arabie saoudite est née d’un pacte fondateur scellé en 1744 entre le prince guerrier Mohammed ben Saoud et le «réformateur» religieux, créateur du Wahhabisme, Mohammed ben Abdelwahab. L’alliance de l’épée et du livre, pour reprendre l’expression d’Antoine Basbous.

De guerres fratricides en conquêtes audacieuses, la dyarchie parvient à former un royaume. Un royaume exposé à un seul danger, intérieur, qui tient à «la nature même d’un régime tiraillé entre fanatisme religieux et réalisme politique», précise Antoine Basbous. Plusieurs fois, au cours de son histoire, l’Arabie sera secouée par des crises nées précisément de ce tiraillement. Les ikhwanes (une confrérie de Bédouins sédentarisés au sein de colonies par le roi Abdelaziz, des colons-soldats), qui avaient osé défier «au nom d’une exigence religieuse» le pouvoir temporel, sont les premiers à faire les frais d’une reprise en main sanglante par l’armée régulière du roi lors de la bataille de Sabilat à la fin des années trente.

Une seconde crise a lieu neuf mois après la révolution iranienne quand une centaine de wahhabites extrémistes se révoltent contre les «Saoud corrompus» et investissent La Mecque. L’occupation du lieu saint ne prend fin que grâce à l’intervention de l’étranger et notamment du GIGN français. Mais le mal est déjà fait: «La sanglante alerte de La Mecque avait fait mesurer au régime l’ampleur du malaise entre les deux partenaires du pacte fondateur», explique Antoine Basbous.

Rapidement, une troisième crise frappe l’Arabie saoudite avec l’attaque soviétique contre l’Afghanistan. De prime abord, le jihad afghan offre «au régime l’occasion de prouver qu’il reste fidèle aux valeurs dont il se réclame». Dans le même temps, sous couvert de guerre sainte, Ryad «donne satisfaction à la stratégie américaine dans son désir de piéger l’Armée rouge par alliés interposés». Mais sur le terrain afghan, les combattants saoudiens se radicalisent. De retour en Arabie, ils dénoncent la corruption de la famille royale, des «ulémas du trône» et deviennent une source d’agitation intégriste. Enfin, l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein en 1990 et l’arrivée en masse des GI américains sur le sol sacré provoque un «véritable traumatisme culturel»: «Pour les wahhabites, un État islamique ne pouvait en aucun cas s’allier à un État “mécréant” contre un autre État islamique», explique M. Basbous. Les plaidoyers de ben Baz, l’imam du royaume, ne parviennent pas à freiner la montée puis l’organisation de la contestation des ulémas contre la famille royale et les «ulémas du trône». De cette contestation naît «une autre dissidence (qui fait) moins de bruit, mais (qui va) ébranler le monde, celle d’Oussama Ben Laden». Le débarquement des GI a «fait éclater la contradiction d’un système dont l’idéologie était à l’exact opposé de la praxis», résume Antoine Basbous.

Les trois piliers de la stabilité saoudienne ébranlés

Si le pouvoir royal a toujours affiché tous les signes extérieurs de bonheur dans sa relation avec les États-Unis, cette relation même est donc une source de tensions internes au sein du royaume. Après le 11 septembre et ses 15 kamikazes (sur 19) de nationalité saoudienne répondant aux ordres d’un Saoudien déchu de sa nationalité; après les tergiversations de l’Arabie saoudite quant à sa participation à une attaque américaine contre l’Irak, quel est l’état des relations américano-saoudiennes et quelles évolutions peut-on envisager ?

La relation américano-saoudienne repose sur un échange de bons procédés. Washington assure la protection du royaume contre l’approvisionnement pétrolier de l’Occident. Les pétrodollars sont réinvestis dans des commandes d’armes aux États-Unis et l’achat d’usines clés en main ou placés sue les continents américain ou européen. Le wahhabisme, bénéficiant de cette manne de dollars, a longtemps fermé les yeux sur cette «compromission». Mais, avec la chute de l’URSS, les États-Unis n’ont plus porté la même attention à leurs «alliés stratégiques» dans la région.

Durant les années 90, Washington s’est obstiné à pratiquer la politique de l’autruche, la CIA n’étant même pas autorisée à produire des notes d’évaluation stratégiques sur le développement de l’islamisme en Arabie. Parallèlement, les bases américaines commençaient à être attaquées.

Après le 11 septembre, Ryad condamne officiellement les attentats et rompt avec le régime des talibans. Il n’en demeure pas moins la source idéologique et financière de l’islamisme mondial. Washington demande au pouvoir de renier son idéologie qu’il considère désormais comme meurtrière, mais «le prince ne peut rompre son pacte avec le réformateur». Le divorce américano-saoudien est-il dès lors inéluctable ? Selon l’auteur, une rupture poserait deux problèmes. Le premier est d’ordre psychologique : une rupture consacrerait la victoire de Ben Laden dont l’objectif affiché est de chasser les impies hors d’Arabie saoudite. Le second est d’ordre économique et évidemment lié au pétrole dont un quart des réserves mondiales se trouvent dans le sous-sol saoudien.

Trois hypothèses sur les relations bilatérales

À court terme, Washington est donc contraint de maintenir cette «relation contre-nature», ce «mariage d’argent qui n’a jamais reposé sur la moindre valeur commune». Sur le plus long terme, Antoine Basbous développe quelques hypothèses sur l’évolution des relations bilatérales. Après l’embargo pétrolier de 1973, Henry Kissinger aurait établi un plan stratégique pour éviter toute interruption de l’écoulement de l’or noir. Pratiquement, ce plan consiste à dissocier «le pétrole de l’islam combatif». Une hypothèse «plus que jamais d’actualité», souligne Basbous. Pour dissocier ces deux entités, Washington pourrait dénoncer la répression opérée par Ryad envers les chiites auprès du Conseil de sécurité qui prendrait des mesures pour la protection de cette minorité. En résulterait une séparation géographique des zones de peuplement chiite qui précisément correspondent aux zones pétrolifères. Une autre option consisterait, pour les États-Unis, à tarir les sources de revenus de l’Arabie saoudite, dont une partie finance l’islamisme mondial, en allant s’approvisionner à d’autres puits (Russie, Nigeria...).

Washington pourrait également, à condition d’installer à Bagdad un régime relativement stable ou soumis, mettre le grappin sur les richesses pétrolières du sous-sol irakien.

Enfin, les États-Unis pourraient être tentés d’attiser les multiples soifs d’autonomie de la région pour contraindre Ryad à se concentrer sur ses problèmes internes. L’Arabie saoudite et les États-Unis sont deux pays complexes, aux intérêts tantôt convergents tantôt divergents. Deux pays symbolisant deux mondes, deux cultures qui se comprennent de moins en moins. Dans son ouvrage, Antoine Basbous donne au lecteur quelques clés pour tenter d’appréhender l’évolution d’une relation qui s’annonce conflictuelle et risque de dominer l’actualité des temps à venir.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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