10/10/2001 Texte

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« Ben Laden surfe habilement sur les frustrations arabes »

 Gaza, une manifestation islamiste a dégénéré lundi. Au Pakistan, le président Musharraf doit faire face, lui aussi, à la pression de la rue. Dans le monde arabo-musulman, le fossé se creuse entre pouvoir et population...

Gaza est un cas particulier. La cause y apparaît d'autant plus vive que Ben Laden a très habilement inversé ses priorités. Jusqu'ici, il exigeait le retrait de l'armée américaine de l'Arabie, en se référant à un testament du Prophète qui interdit le stationnement de chrétiens et de juifs en Arabie, considérée tout entière comme une seule mosquée. La dénonciation de l'embargo et des bombardements contre l'Irak de même que la défense de la cause palestinienne n'apparaissaient que comme des revendications secondaires. Dans sa dernière vidéo diffusée après les frappes sur l'Afghanistan, il surfe habilement sur les frustrations du monde arabe devant la situation au Proche-Orient.

Les Arabes sont d'autant plus perméables aux thèses radicales qu'ils ne croient plus aux promesses de George Bush fils ?

En 1990, Bush père a dit aux Arabes : Rejoignez la coalition et on réglera le problème palestinien aussitôt que le Koweït sera libéré. Onze ans après, il n'y a toujours pas d'Etat palestinien. Les Etats-Unis ont fait une nouvelle promesse pour que les Arabes se rangent au sein de la coalition antiterroriste. Mais la proposition est très vague. S'agit-il de concéder un Etat sur 42 % du territoire, comme le suggère Ariel Sharon ? Ce n'est pas acceptable pour les Palestiniens, surtout après les sacrifices consentis depuis un an.

La situation est exacerbée dans les territoires occupés, mais ce n'est pas le seul endroit...


C'est vrai, même si ce divorce était déjà perceptible avant les attentats antiaméricains. Trois jours avant le 11 septembre, on avait déjà assisté au Caire à une énorme manifestation devant l'ambassade américaine. La semaine dernière, il y a eu une protestation si importante que l'Egypte a même songé à fermer les universités le temps qu'il faudra pour ne pas se retrouver face à des centaines de milliers de jeunes déterminés.

L'Egypte, comme beaucoup d'autres pays, est prise entre deux feux. C'est l'aide financière qui explique ce grand écart ?


Depuis Sadate, l'Egypte a opté pour le choix de l'alliance avec les Etats-Unis. Et ce choix a été récompensé. Il y a eu le traité de paix, il y a eu l'armement de l'Egypte par les Américains et surtout cette aide annuelle qui est aujourd'hui de l'ordre de deux milliards de dollars. Ce qui explique que le pays ne veuille pas rompre avec Washington.

Le fossé entre la rue et le pouvoir est une constante historique dans le monde arabe ?

Il faut garder à l'esprit que les dirigeants ne sont pas issus du peuple, mais le plus souvent autoproclamés. Dans les « démocraties », il est très rare qu'un dirigeant soit élu avec moins de 95 % des voix. Il y a un divorce substantiel, fondamental et structurel entre les opinions publiques arabes et leurs dirigeants.

Ces mouvements de rue donnent l'impression d'être spontanés. Peuvent-ils être organisés ou récupérés politiquement ?


C'est justement parce que les mécontentements ne peuvent pas s'exprimer dans un Parlement que la colère envahit la rue. Dans le monde arabe, les partis politiques ne sont pas libres de se former et de prospérer. Aucun Etat n'envisage une alternance par les urnes  Les transitions n'interviennent que lorsqu'un dirigeant meurt ou est déposé. Même si les dépositions sont parfois déguisées, comme on l'a vu par deux fois en Algérie. La marge de manœuvre politique n'est jamais importante. A de rares exceptions près, dans les pays arabes, la liste des futurs députés ou élus est faite au ministère de l'Intérieur la veille du scrutin.

« Ben Laden est sans doute tenté de recruter mais il ne vise pas la masse. Il veut recruter utile »

Les réseaux de Ben Laden peuvent-ils être tentés de recruter au sein de ces mouvements ?


La police est omniprésente dans le monde arabe, elle surveille tout. Mais, évidemment, il y a des choses qui lui échappent. La preuve, c'est qu'un chef d'Etat comme Sadate a été assassiné par des militaires et que Moubarak a failli être tué par les hommes du Jihad en 1995. Ben Laden est sans doute tenté de recruter, mais ce qu'il veut, c'est recruter « utile ». Il n'a pas besoin de la masse. Ce qu'il cherche, ce sont des cadres, des gens qui puissent organiser des actions. Il dispose de cellules dormantes.

L'Islam politique, tel qu'il a été mis en place par exemple en Iran, peut-il être un rempart contre le radicalisme de la rue ?


L'Iran est un cas particulier : le radicalisme chiite qu'on a appelé le khomeynisme a connu une mue de l'intérieur même de la mollarchie. Celle-ci a rompu avec le radicalisme en votant en 1997 puis en 2001 pour le président Khatami. Mais cette modernisation que l'on a vue en Iran n'est pas partagée dans le monde islamique sunnite. Le radicalisme waahabite et les mouvements islamistes qui en sont issus exercent parfois un terrorisme intellectuel à l'égard d'autres formes d'islamisme plus tolérantes.

Et dans les régimes laïques comme l'Irak par exemple ?


Peut-on vraiment parler de laïcité ? La laïcité de l'Irak comme celle de la Syrie a été mise au profit de minorités actives qui l'ont instrumentalisée. Il y avait des intérêts communautaristes cachés  D'ailleurs, on ne peut pas vraiment parler de laïcité dans ces deux pays. En 1990, Saddam Hussein a lui-même écrit « Allah u akhbar » sur le drapeau irakien. En fait, dans les pays islamistes ou non, il y a d'autres choses qui expliquent ce fossé : la répression, le manque de légitimité, l'absence d'alternance, l'absence des libertés publiques, l'absence d'une presse libre.

Les mouvements de rue traduiraient plus un malaise général et politique qu'une vraie protestation religieuse ?


Dans les pays arabes, sur 275 millions d'habitants, il y a 65 millions d'analphabètes et 75 millions qui vivent sous le seuil de pauvreté. Ce sont des chiffres terribles. Lorsque les Arabes regardent les télévisions du monde, ils peuvent mesurer le fossé qui sépare leur vie de celle des Occidentaux. Cela contribue déjà à nourrir la révolte.

Le pouvoir religieux n'a-t-il pas un rôle à jouer ? A Dubaï, une chose très intéressante s'est passée avec Djamel Beghal. Ce lieutenant présumé de Ben Laden est passé aux aveux après avoir été interrogé par des religieux qui lui ont fait une autre lecture du Coran...


Le drame, c'est que les autorités religieuses les plus écoutées sont issues de l'islamisme wahhabite. Et qu'aujourd'hui elles se taisent pour ne pas dire qu'elles approuvent Ben Laden. En revanche, on n'entend pas beaucoup les autorités religieuses crédibles. Il ne suffit pas de condamner les attentats antiaméricains dans des communiqués de deux lignes. Il faut argumenter pour convaincre. Lorsque Ben Laden a déclaré la guerre aux juifs et aux chrétiens dans sa fatwa de février 1998, il a rédigé un texte de six pages  Depuis trois ans, on attend toujours une contre-argumentation expliquant pourquoi Ben Laden n'incarne qu'une secte et non pas le véritable islam.

Quel pourrait être le déclic pour pousser les autorités de l'islam à réagir ?


Malheureusement, si l'on ne réagit pas lorsque six mille personnes sont tuées en quelques secondes aux Etats-Unis, je crains que l'on ne réagisse jamais.

Propos recueillis à Paris par Joëlle Meskens

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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