29/09/2001 Texte

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Entretien

- Vous êtes depuis des années un observateur méticuleux du monde arabe. D'où vous vient cette vocation ?

Antoine Basbous: De mes origines, d'abord. Libanais, résidant en France depuis vingt-deux ans, j'ai créé un cabinet de consultants, dont la mission est de conseiller les industriels qui souhaitent conquérir ou maintenir des marchés en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Je suis donc en contact permanent avec le monde arabe et musulman. Cela implique d'aller au fond des choses, notamment en écoutant les oppositions, pour se forger un jugement personnel qui ne soit pas prisonnier d'une parole gouvernementale. Une telle approche n'est pas vue d'un bon oeil par des régimes qui ne supportent d'autre opposition que celle qu'ils ont eux-mêmes mise en place. L'opposition réelle se trouve le plus souvent marginalisée. Elle s'exprime de l'étranger. C'est ainsi que Londres est devenu, pour ainsi dire, l'autre Kaboul des Arabes !

- Vous publiez « l'Islamisme, une révolution avortée ? » Le point d'interrogation a son importance ?

Oui, car je tends à démontrer que la question ne se pose plus ! Si les islamistes, après avoir tenté de prendre le pouvoir en Algérie et en Egypte, ont vu avorter leur révolution, tel n'est pas le cas pour les militants islamistes concentrés autour de l'organisation de Ben Laden, dont la souche doctrinale essentielle, le wahhabisme, se trouve en Arabie. Fondé au XVIIIe siècle, ce mouvement, qui condamne toutes les innovations dans l'islam, connaît aujourd'hui un réel essor. Voici donc un homme déterminé qui s'appuie sur un programme, qui mise sur des camarades extrêmement dévoués, qui possède un extraordinaire « savoir-faire » comment appeler cela autrement ? , le tout alimenté par des fonds suffisants pour faire de lui l'emblème de l'islamisme actif qui va relever le défi et châtier quiconque « humilie » les musulmans. Si les Etats occidentaux avaient été plus lucides, s'ils avaient plus sérieusement tenu compte du paramètre terroriste, sans doute s'y seraient-ils préparés sans accorder autant d'importance à l'électronique, aux missiles et à la guerre des étoiles. Les Etats-Unis ont péché par arrogance en méprisant leurs adversaires. Venus en Arabie Saoudite protéger le régime en place et camper sur le pétrole, les Américains assistent actuellement dans la rue, et jusque dans les écoles, à la montée d'un sentiment antioccidental sans lutter contre. Leur seule présence dans ce pays est insupportable, car selon la charia reprise par Ben Laden et la mouvance wahhabite, un testament attribué au Prophète interdit la présence de non-musulmans dans la péninsule, considérée comme une seule mosquée...

- Cette conviction wahhabite est-elle partagée par l'ensemble des musulmans ?


Les wahhabites, riches et actifs, constituent un courant sunnite très conservateur. Pour bien comprendre la situation, il faut savoir qu'il y a onze ans, lorsque les Américains ont voulu s'installer en Arabie et s'en servir de base arrière pour chasser l'Irak du Koweït, le roi Fahd avait prié l'émissaire américain James Baker de rester vingt-quatre heures supplémentaires, le temps d'obtenir des dignitaires religieux, les oulémas, une fatwa autorisant le stationnement de l'armée américaine en Arabie. Ainsi fut fait. Les oulémas durent se livrer à de multiples contorsions pour affirmer qu'il était possible, en cas de force majeure, de s'allier à une puissance non musulmane, donc infidèle, pour combattre une puissance islamique en l'occurrence l'Irak , pour autant qu'il s'agissait de défendre une autre puissance islamique ! Cela étant, ils ont clairement indiqué dans le même texte que, sitôt sa mission accomplie, ladite puissance étrangère devrait quitter le territoire. Onze ans plus tard, les Américains sont encore là, d'où le mécontentement des wahhabites authentiques. Les troupes ont beau être reléguées dans leurs camps loin des agglomérations, leur mode de vie constitue une offense pour les islamistes. Et le fait que les Américains restent sur la place en engendrant cette hostilité et que le régime saoudien s'abrite derrière eux constitue une rupture avec la charia.

- La présence américaine dans un pays qui abrite les lieux saints est-elle le seul grief à l'encontre de l'Occident ?


A cette humiliation suprême qui constitue le fondement doctrinal des islamistes plus que des Arabes, viennent se greffer deux autres griefs conjoncturels. Le premier concerne l'Irak. L'Amérique continue, avec la Grande-Bretagne, à survoler et à bombarder ce pays, et s'acharne à maintenir un embargo qui a causé, en raison de la famine et du manque de médicaments, près de un million de morts, de l'aveu même des coordinateurs du programme alimentaire des Nations unies, un Allemand et un Irlandais. C'est si vrai que la France, après avoir cessé les bombardements, a plaidé pour alléger les sanctions, arguant que, s'il est indéniablement nécessaire de maintenir l'embargo sur les armes et de contenir Saddam Hussein, il est inutile d'affamer la population. On peut se demander en effet au nom de quelle morale on continue ainsi à s'acharner sur les Irakiens, qui n'ont pas eu à élire Saddam mais à le subir.

- Les populations musulmanes se mobilisent-elles en faveur des Irakiens ?

Absolument ! L'opinion publique arabe supporte d'autant moins cette situation qu'avant d'adhérer à la coalition de 1990 et nous arrivons ici au dernier grief , les pays de la péninsule arabique avaient obtenu la promesse de Bush père, qu'il apporterait une solution au problème palestinien, une fois le sort de Saddam réglé. C'est à cette fin qu'a été organisée la conférence de Madrid en 1991, suivie de l'accord d'Oslo en 1993. Huit ans plus tard, la théorie des « territoires contre la paix » reste sans effet, et le nombre de colons en territoire palestinien a plus que doublé. Sur ce point, les Arabes et là je ne parle pas seulement des islamistes constatent que les Américains conservent leurs bases dans la péninsule, qu'ils affament les Irakiens et que leurs avions F16 bombardent les Palestiniens. Ils ont le sentiment d'avoir été floués et ridiculisés. Ce qui a permis à Ben Laden d'entrer en scène pour relever le défi...

- Qui est Ben Laden ?

C'est un homme fortuné tout comme ses soixante-quatre frères et soeurs. Il aurait pu vivre de façon opulente dans des palais somptueux, mais il a préféré consacrer sa vie « à la cause de Dieu et au Jihad ». Il se sait traqué et vit de façon si spartiate que l'une de ses épouses, trouvant l'aventure trop pénible, a fini par l'abandonner. Mais quiconque le traite de fou n'a rien compris à son combat : bien des musulmans le préfèrent à leurs dirigeants corrompus qui règnent sur des systèmes monarchiques, ou républicano-monarchiques, usés par le temps et l'exercice d'un pouvoir sans partage. La souche doctrinale sur laquelle s'appuie Ben Laden n'est pas de caractère social : on ne peut donc pas en faire une lecture marxiste. Il est né avec une cuillère en or dans la bouche et les kamikazes qui ont servi son projet étaient tous des gens très éduqués qui avaient coulé des jours heureux en Occident. Il ne s'agissait en aucun cas de pauvres désespérés, mais de gens qui estimaient avoir une mission à accomplir pour la gloire de l'islam. Ils s'en sont acquittés avec une efficacité redoutable.

- Alors, que veut-il exactement ?


Etre le « nouveau Saladin » qui aura chassé les « croisés » de l'Orient. Bouter les Américains hors de l'Arabie est son premier objectif, qu'il argumente dans une fatwa de six pages de février 1998. Il a beau avoir été déchu de sa nationalité saoudienne, il conserve des liens invisibles avec un certain nombre de gens influents de sa patrie. On ne peut pas comparer l'organisation financière des pays arabes au « système Bercy », où tout est répertorié dans des registres publics, à partir de systèmes de déclarations de revenus, de TVA et autres. Les chèques et les cartes bancaires n'ont fait leur apparition que tout récemment dans les pays du Golfe, alors que les pétrodollars circulent à l'envi, les wahhabites dirigent plus d'une vingtaine d'institutions, les plus grands ministères, le conseil constitutionnel, sans parler des médias, des imprimeries, et j'en passe. Ils disposent de 10 milliards de dollars par an. En admettant qu'ils en prélèvent un infime pourcentage pour le Jihad, cela représente énormément d'argent ! Il bénéficie aussi de l'aumône versée pour la « zakkat » par les hommes les plus riches du Golfe. En outre, il existe des connexions entre la famille royale et la famille Ben Laden. Le père de Ben Laden était ministre sans portefeuille du roi Faysal, et son frère aîné est l'ami intime du souverain actuel. Il jouait régulièrement aux cartes avec lui

- Maintenant que l'opération « Justice sans limites » est déclenchée, quels sont les plus grands risques ?


Le risque majeur est celui d'une guerre d'usure qui mettrait Bush en grande difficulté et qui ferait de Ben Laden le héros de tous les frustrés et de tous les candidats au sacrifice. Cela déstabiliserait les régimes arabes. Il a suffi en effet que le gouvernement pakistanais annonce qu'il soutenait les Etats-Unis pour que d'énormes manifestations remplissent les rues. Il serait inquiétant que les bases américaines dans le Golfe servent à frapper l'Afghanistan, car, cette fois, aucune puissance islamique n'ayant été agressée, il s'agirait purement et simplement d'une alliance avec un Etat impie contre un pays obéissant à la charia, ce qui ne manquerait pas de soulever de sérieuses contestations dans les monarchies.

- Vous voulez dire que les gouvernements arabes qui soutiennent les Etats-Unis ont fait un choix courageux ?


Sans même parler de courage, il est clair qu'en cas d'enlisement du conflit, la position de ces pouvoirs non issus d'élections démocratiques deviendrait vite intenable : trois jours avant les attentats de New York et de Washington une énorme manifestation contre les Etats-Unis, en raison de leur soutien à Israël, avait déjà rempli les rues du Caire. Les dirigeants des pays arabes ont donc tout intérêt à ce que le duel Ben Laden/Ben Bush se conclue rapidement par une chute du régime des taliban, un démantèlement du réseau Ben Laden, un assèchement de ses sources de financement et une traque radicale de tout ce qui est lié à sa mouvance. Une extradition de Ben Laden d'Afghanistan demeure en tout état de cause impossible. C'est un cinéma à l'usage des Occidentaux. Une telle décision nécessiterait l'élaboration par les oulémas d'une fatwa. Or la loi islamique interdit de livrer un musulman à un Etat impie.

- Peut-on, hélas, imaginer que Ben Laden prépare d'autres opérations ?

Vu ce que l'on sait de cet homme, de sa détermination, de ses alliés et notamment de son bras droit en Afghanistan, l'Egyptien Aïman el-Zaouahiri, dont l'organisation a assassiné Sadate et tenté d'assassiner Moubarak, on peut s'attendre au pire. Si l'on suit son raisonnement, d'autres salves peuvent survenir de la part de certains réseaux dormants, auxquels personne n'a prêté attention. De fait, si les renseignements américains ont fait preuve d'une grande médiocrité, leurs homologues canadiens et européens ne sont pas à l'abri de la critique dans la mesure où ces terroristes ont vécu, transité, voyagé toutes ces dernières années sans être inquiétés. Le plus grand risque serait que Ben Laden dispose d'ores et déjà d'armes chimiques prépositionnées en Occident.

- Quelle que soit l'issue de l'opération militaire en cours, George W. Bush devra-t-il revoir la politique étrangère de son pays ?

Oui, car aucune morale, aucune logique ne peuvent justifier la mort lente d'innocents comme en Irak, ou la privation des Palestiniens de leurs droits. Il faut que les Américains acceptent de faire leur autocritique et de réviser leur politique étrangère.

- L'opinion publique américaine accepterait-elle une révision sur la question palestinienne ?

Il est vrai qu'Israël pèse de tout son poids dans la politique étrangère américaine à travers le « lobby juif » le terme lobby étant pris au sens américain, qui n'est pas péjoratif. Il est non moins vrai qu'Arafat est loin d'être un saint. Les Palestiniens sont armés des résolutions 242 et 337 de l'ONU qui leur accordent des droits dont ils n'entendent pas démordre. Ils ont refusé toutes les propositions ultérieures qui prévoyaient, il est vrai, un morcellement de la Cisjordanie, la gestion de l'eau et des frontières par Israël et d'autres points difficilement acceptables. La solution passera par le retrait israélien des territoires occupés en 1967 avec, en contrepartie, un engagement palestinien à ne conclure aucun traité militaire avec un quelconque Etat, à n'autoriser aucune armée étrangère à stationner sur leur territoire, cet engagement étant doublé d'une renonciation au droit du retour des réfugiés sur les territoires israéliens d'avant 1967. Un tel accord satisferait la sécurité d'Israël tout en respectant les droits des Palestiniens. Il conviendrait également qu'Israël, qui demande la repentance au monde entier, ait le courage de ne pas se l'épargner. Les nouveaux historiens israéliens ont reconnu que la Palestine n'était pas, au moment de sa conquête, ce pays désertique, vidé de ses habitants, tel qu'on l'enseignait jusqu'à une date récente dans les écoles.

- Une écoute attentive des revendications arabes suffirait-elle à mettre un terme à la logique de guerre ?

Si l'Amérique devait se retirer du Golfe sans avoir réglé le sort de Ben Laden, cela équivaudrait à une capitulation. Elle a aussi besoin du pétrole de l'Arabie, où elle reprend de la main droite, par la vente de ses armements aux Emirats, ce qu'elle verse de la main gauche ! Ben Laden ne s'y est jamais trompé. En frappant le World Trade Center, il a cherché à atteindre le monde capitaliste « qui n'a de valeurs que boursières », pense-t-il.

Nous voici donc entrés dans une nouvelle ère où l'Occident a découvert sa vulnérabilité face à des kamikazes disséminés mais animés par une doctrine fortement enracinée. La seule solution spirituelle et religieuse je ne parle pas d'une élimination physique de Ben Laden serait que les oulémas les plus réputés décrètent que Ben Laden est à la tête d'une « secte », faute de quoi il pourrait devenir l'homme le plus représentatif de l'islam. Avec ce danger que l'islam puisse être confondu avec l'islamisme.

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OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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