11/09/2002 Texte

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« Les Etats-Unis veulent se passer des Saoudiens »

Le Matin : Le regard occidental sur le monde arabe a-t-il changé depuis le 11 septembre ?

Antoine Basbous : Forcément, cette vision n'est plus celle d'avant. L'allié le plus sûr des Etats-Unis, l'Arabie Saoudite, est considéré aujourd'hui comme la source de tous les malheurs américains. L'Irak avec lequel Washington menait une certaine cohabitation est devenu aujourd'hui une cible prioritaire à abattre. Ceci est, à mon avis, et c'est ce que j'ai expliqué dans mon livre L'Arabie Saoudite en question, pour substituer le pétrole irakien dans l'après-Saddam au pétrole saoudien. Parce que les Américains voudraient dissocier pétrodollar et islamisme. Par ailleurs, la méfiance à l'égard des ressortissants arabes et islamiques aux Etats-Unis est un peu plus forte aujourd'hui qu'il y a un an. Et ce, parce que les kamikazes avaient mené une vie tout à fait paisible qui ne les distinguait pas du citoyen « ordinaire » et ne montraient pas leurs véritables intentions. Chose qui a semé le doute au sein de cette société et qui va contribuer à nuire à l'intégration des communautés arabes en Occident.

Pourtant, plusieurs pays arabes, dont notamment l'Algérie, avaient attiré l'attention sur l'utilisation de l'Occident comme base arrière du terrorisme. Ne pensez-vous pas que si on avait pris en considération ces mises en garde, on aurait pu éviter l'attaque contre le World Trade Center ?

Il est vrai que l'Algérie comme l'Egypte sont deux pays arabes à la pointe du combat contre leurs propres islamistes. Sauf que le problème est que ces pays n'étaient pas totalement dépourvus d'arrière-pensées. On a pu imaginer en Occident que tout en le combattant, on laissait certaines doses d'islamisme prospérer pour pouvoir justifier le maintien des régimes et des armées au pouvoir. Après tout, cet islamisme, tant qu'il ne débordait pas les frontières nationales, s'inscrivait dans le cadre de guerres civiles. Donc, l'Amérique ne s'en alarmait pas, puisque son sanctuaire à elle était à l'abri et puisque, sur d'autres fronts, les Etats-Unis et l'islamisme étaient de vrais alliés.

La lutte antiterroriste menée en Algérie est-elle perçue différemment depuis ces attentats ?

Sans doute, parce que la sensibilisation du monde occidental par rapport aux terroristes d'origine islamiste est à son paroxysme depuis le 11 septembre. Les Américains comprennent un peu mieux aujourd'hui l'acuité de ce combat. Ils mènent une lutte planétaire contre le terrorisme islamiste et se retrouvent, aux côtés de pays comme l'Algérie, dans ce même combat. D'ailleurs, plusieurs Etats arabes ont rejoint cette lutte internationale contre le terrorisme et entendent bien tirer profit de ce combat.

Pensez-vous que les stratégies adoptées aujourd'hui dans cette lutte réussiront à mettre le monde à l'abri d'un autre 11 septembre ?

Non. Elles ne sont pas suffisantes et le combat est de longue haleine. Pour y arriver, il faut que la justice et la police internationales mettent la main sur les cerveaux et sur les réseaux de financement. Qu'elles désarment la doctrine d'ex-communion (takfir) qui produit cette idéologie-là. Ce n'est pas le cas encore, et je pense qu'on est encore loin de tels objectifs. En plus, les islamistes ne sont pas en manque de financements. Ils ont les fonds nécessaires qui leur permettent de mener des opérations qui, du reste, ne sont pas coûteuses. Tous les raids du 11 septembre ont coûté le quart du prix d'un seul missile balistique Tomahawk, lancé par centaines d'exemplaires par les Américains sur l'Afghanistan ou sur l'Irak. Donc, ce combat mené à travers les kamikazes est très peu coûteux et en même temps terriblement redoutable.

Outre l'aspect militaire et financier de la lutte contre le terrorisme ne pensez-vous pas qu'il est nécessaire de combattre l'idéologie qui le génère ?


Bien entendu. Il va falloir désarmer l'idéologie des islamistes dont la matrice est quasi systématiquement wahhabite, quand il s'agit de groupes sunnites. Et là, on se retourne vers l'Arabie Saoudite pour examiner les responsabilités de ce courant qui a nourri et inspiré tous les islamistes sunnites à travers le monde.

La rigidité des régimes arabes ne favorise-t-elle pas l'émergence de tous les courants extrémistes, en particulier l'extrémisme religieux ?

Les pays arabes ont cette particularité que leurs dirigeants ne quittent le pouvoir que par mort naturelle ou renversés par un coup d'Etat - ouvert ou déguisé - qui les évince. Aucun régime arabe n'a donné satisfaction à sa population. Tous ont fait des promesses jamais tenues. C'est pourquoi les élites arabes et même les jeunes courent derrière les visas pour s'installer ailleurs, en Occident notamment. Ceci est terrible. Du coup, les régimes arabes ne sont pas attractifs, et l'islamisme apparaît alors comme une forme de substitution aux régimes en faillite. Il faut ajouter que même ceux qui applaudissent l'islamisme ne sont pas forcément des islamistes, mais veulent la rupture à tout prix avec les régimes établis. Ils veulent rejeter les régimes qui ont démontré leur échec.

En parlant des frustrations des peuples arabes, ne pensez-vous pas que la gestion américaine de l'après-11 septembre, spécialement vis-à-vis de la question palestinienne et les menaces de frappes contre l'Irak, risquent de développer davantage le sentiment anti-américain mais, aussi, de faire de ces terroristes des héros aux yeux de leurs peuples ?

La réaction américaine repose sur un sentiment d'avoir été durement et injustement frappé. C'est une blessure d'une hyperpuissance qui ne croit pas avoir mérité cette gifle monumentale du 11 septembre. C'est pourquoi tout repose sur la légitime défense et sur l'idée suivante : « Tu es avec moi ou contre moi. » On ne discute pas là-dessus. Dans le conflit israélo-palestinien, Israël est avec l'Amérique et, du coup, les Palestiniens apparaissent comme s'ils étaient systématiquement contre l'Amérique. L'habilité d'Israël a été de montrer que les kamikazes palestiniens qui luttent pour l'indépendance de leur pays comme étant de la même trempe que les kamikazes de Ben Laden qui ont frappé l'Amérique. D'où l'association entre les « victimes » israéliennes et américaines d'une, part, et leurs « agresseurs », Ben Laden et les organisations palestiniennes, d'autre part. Donc, il y a eu cette identification au combat entre les « bons » et les « méchants ». C'est là un thème extrêmement réducteur, qui ne tient pas compte de la soif de justice chez les Palestiniens et qui laisse l'Amérique soutenir sans compter l'Etat d'Israël. Aussi, le sentiment anti-américain ne date pas d'hier. Il y a une grande déception chez les Arabes par rapport aux Etats-Unis. Ils se sentent blessés par cette puissance qui ne tient pas compte de leurs revendications légitimes. Et puis, ce qui est arrivé depuis septembre 2001 a aggravé la fissure entre les deux. Ce qui se passe en Irak, je le place personnellement dans la recherche de réserves pétrolières pour les substituer à celles de l'Arabie, en prélude au divorce programmé avec cette dernière. Avant de prononcer ce divorce, il va falloir assurer la quantité de pétrole que produit aujourd'hui l'Arabie. En même temps, la population arabe est automatiquement hostile à la démarche et à la logique américaine. Même si Saddam Hussein promet de rester au pouvoir jusqu'à la fin de ses jours et de léguer son pouvoir à ses fils. Même s'il n'y a pas de perspective avec Saddam, les Arabes ne veulent pas voir les Etats-Unis décider de leur avenir. Et puis, les régimes arabes s'interrogent avec anxiété : « A qui le tour après l'éviction de Saddam ? ».

Cette attitude américaine ne va-t-elle pas élargir le fossé creusé entre l'Occident et le monde arabe ?

Dans cette affaire, l'Occident n'est pas uni derrière l'Amérique. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis font face à beaucoup de réticence en Europe et ailleurs. La France et l'Allemagne veulent inscrire toute action contre le régime irakien dans le cadre de la légalité internationale. Donc, il faudrait que le Conseil de sécurité se prononce. On ne peut pas généraliser en parlant de l'Occident parce qu'il n'est pas sur une même ligne de partage.

Le monde arabe a-t-il tiré profit des attentats du 11 septembre ?

On aurait pu parler de profit si un pays donné a produit et distribué plus de richesses à sa population en rendant cette population plus heureuse, plus productive et plus prospère. Or, en un an, je n'ai vraiment pas vu un peuple prétendre qu'il est devenu plus prospère, plus apaisé, qu'il participe davantage à la vie politique et qu'il a plus de liberté d'expression, de liberté de presse et de réunion. Non, bien au contraire. En d'autres termes, la lutte internationale contre le terrorisme a permis à plusieurs Etats arabes de réprimer encore plus fort sans être « grondé » ou mis en cause par l'Occident ou par les ONG qui défendent les droits de l'Homme.

Les pays occidentaux ont refusé de tout temps de négocier avec les terroristes, en même temps ils prônaient un discours réconciliateur ailleurs. Pourquoi ce qui est valable chez eux ne l'est-il pas chez nous ?

Les gouvernements en Occident sont issus des suffrages universels. Ils ont une légitimité incontestable que les régimes arabes n'ont pas. Parce qu'ils sont issus soit de coups d'Etat, soit de manipulation des urnes. Et donc la contestation de ce genre de régime n'est pas absurde, puisque ces gouvernements ne sont pas totalement légitimes. Donc, l'Occident comprend la contestation des opposants. Et c'est cela la différence majeure entre les pays arabes et l'Occident.

Doit-on comprendre qu'ils considèrent le terrorisme dans les pays arabes comme une contestation légitime ?

Pas à ce point, mais comme un mouvement de contestation parmi d'autres. Les Occidentaux auraient certainement préféré voir la société civile s'exprimer librement. Mais globalement, les régimes ne laissent pas l'opposition s'exprimer ouvertement. Il reste, donc, la voie secrète ou souterraine. D'où le recours au terrorisme comme ultime solution.

Est-ce toujours le cas aujourd'hui ?

Personne n'en parle, mais le 11 septembre aidant, l'Occident va sans doute considérer que les gouvernements demeurent des « valeurs plus sûres » que ceux qui les contestent, notamment quand il s'agit de contestation islamiste.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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