11/05/2000 Texte

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Interview

La révolution islamique a subi un coup d'arrêt, elle est stoppée nette par l'évolution du monde musulman, un univers très vaste puisqu'il ne se limite pas aux seuls pays arabes, mais concerne aussi la Turquie, l'Afrique noire, le Pakistan, l'Inde, la Malaisie et l'Indonésie.

Mais attention : que la révolution islamique, lancée avec la prise du pouvoir en Iran par l'ayatollah Khomeyni en 1979, dans la version d'un islam chiite, soit freinée ne signifie pas que les ferments de l'islamisme soient éteints. Mais ils sont bridés par le guide de la Révolution. Les récents événements des Philippines (sans oublier les massacres au Nigeria) où des groupes armés se sont révoltés contre un Etat dominé par les catholiques indiquent que les braises chauffent encore sous la cendre.

Deux livres importants, écrits par des spécialistes incontestables, viennent de paraître sur ce sujet. Le premier, Jihad, expansion et déclin de l'islamisme, est dû à Gilles Kepel, qui avait fait irruption dans ce domaine avec Le Prophète et pharaon en 1984 où il relatait l'affrontement entre Nasser et les Frères musulmans. Livre phare suivi par de nombreux autres. Le second, L'Islamisme, une révolution avortée ?, est l’œuvre du franco-libanais Antoine Basbous, expert international qui avait été l'un des coauteurs de Guerres secrètes au Liban, en 1987, qui dévoilait toutes les obscurités de la guerre civile dans ce pays.

Tous deux partent d'un constat. Khomeyni n'a pas réussi à exporter sa révolution et constituer un empire qui aurait englobé l'Orient, de l'Iran à la Méditerranée. Le seul succès est d'avoir mobilisé les chiites du Liban, avec un appui militaire iranien : c'est la milice Amal (Espoir) et le Hezbollah (Parti de Dieu). Le rêve de convertir les sunnites, majoritaires en terre d'Islam (Dar al-Islam), a échoué. Pis, l'Iran est sortie vaincue de l'affrontement qui l'opposait à l'Arabie Saoudite, régime de stricte obédience islamique (le wahhabisme, l'un des plus rigoristes), laquelle a aussi entrepris, grâce à des moyens énormes issus du pétrole, de soutenir tous les mouvements islamistes dans le monde musulman. En 1979, c'est la coopération des Américains et des pétromonarchies, dont la Saoudie, qui finance la résistance des Afghans aux Soviétiques.

Il est vrai que l'URSS s'était aussi servie de l'islamisme, en utilisant son allié syrien à Beyrouth, en chassant les soldats occidentaux par une campagne meurtrière d'attentats.

L'islamisme, qui est né en 1928 à Ismaïlia en Egypte avec la fondation des Frères musulmans par Al-Banna, rejette l'Occident (Le Grand Satan), Israël, le mode de vie démocratique puisque tout est contenu dans le Coran : « Le Coran est notre constitution. » Tout est venu d'un choc : l'abolition du califat par Atatürk en 1924, qui instaure à Ankara un régime strictement laïc, octroyant même le droit de vote aux femmes vingt ans avant la France. Il y eut des années de lutte contre les régimes dictatoriaux nationalistes, comme en Egypte, en Syrie (massacre de Hama, 30 000 morts en 1982), en Tunisie (écrasement d'Annahda, la Renaissance) avant que, à la faveur de la crise, de l'effondrement du communisme, l'utopie islamique ne devienne conquérante. Ainsi, dès 1982, des premiers maquis naissent dans une Algérie corrompue. Le Soudan, où règne Hassan al-Tourabi, redoutable idéologue (désormais écarté et accusé de conspiration par le nouveau pouvoir), succombe. Idem pour le Pakistan, avec le régime du général Zia ul-Haq en 1977. Bientôt, la question islamique devient cruciale. En Algérie, après l'annulation du scrutin de 1992, naît le GIA, dirigé par Zitouni puis par Zouabri : cent mille morts. Même la pacifique Malaisie est touchée par le fondamentalisme. En Saoudie, certains intégristes, voulant revenir aux traditions du temps du Prophète, contestent les wahhabites en utilisant le langage de Téhéran qui qualifie le régime de Riad d'« hypocrite ». Il y a la fatwa contre Salman Rushdie. Des massacres en Egypte, contre des touristes et contre les chrétiens coptes (descendants des anciens Egyptiens) que l'on veut éliminer. Un attentat à New York. La France est touchée : le GIA prend pied dans les banlieues. Le djihad est déclaré, la guerre sainte, précepte du Coran. Dar al-Islam contre Dar al-Harb (la demeure de la guerre) qu'il est licite de combattre à mort.

Et pourtant, au bout de vingt ans, il y a ce coup d'arrêt. Pour Kepel, qui narre toute l'histoire de l'islamisme, c'est la confrontation avec la modernité qui stoppe le mouvement. Ainsi que l'élaboration, chez certains penseurs, d'un accommodement entre la démocratie, les droits de l'homme et l'Islam. L'idée que le monde musulman ne pourra survivre dans un univers technologisé à l'extrême. 1989, dit Kepel, fut l'apogée de l'islamisme. Depuis a succédé une phase irrésistible de déclin.

Basbous, lui, insiste sur le fait que l'islamisme n'a pas séduit les masses, ainsi de l'Algérie, où le GIA fait horreur à la population. Sur le fait que, en Iran, les réformateurs ont gagné l'élection présidentielle avec Khatami puis les législatives. Et qu'en Egypte Moubarak livre une guerre sans merci contre les gama'a islamiyya (groupes islamistes).

Les deux auteurs s'accordent pour montrer que la Turquie, dont la laïcité est garantie par l'armée, a étouffé l'islamisme.

Et, pourtant, les points de vue de ces deux livres remarquables divergent. Gilles Kepel, à la différence d'Antoine Basbous, reste peu disert sur le massacre des trappistes de Tibéhirine en 1996 près de Médéa. Le second, qui a de bonnes sources, montre que le GIA ou des gens se présentant comme tels ont voulu négocier avec la France. Basbous insiste davantage sur les éventuelles manipulations des services algériens que Kepel.

Ce dernier fait montre d'un grand optimisme. Est-il aussi certain que ce déclin « inattendu » se dilue dans l'économie de marché et Internet ? Qu'il y ait une déprise idéologique qui libère du carcan dogmatique ? Certes, avec Basbous, il dit bien que l'échec est imputable aux islamistes eux-mêmes. Mais, pour Basbous, les ferments qui ont permis cette expansion fulgurante demeurent : corruption, pauvreté, accroissement démographique, propagande saoudienne, actions terroristes (on pense au célèbre Ousama Ben Laden réfugié chez les taliban en Afghanistan).

L'islamisme est en déclin, c'est certain. Il n'est pas mort, mais peut-être dans un état paradoxal : une catalepsie qui serait encore agitée.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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