29/09/2002 Texte

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"La menace du wahhabisme au Maroc n'est plus un tabou"

Dans votre livre, vous publiez un document confidentiel sur le wahhabisme au Maroc. La montée de l’islamisme est-elle réelle dans ce pays ?

Nous avons observé une montée progressive du wahhabisme au Maroc, ce qui a été nié jusqu’au jour où deux événements sont intervenus : d’une part, les arrestations dans les milieux liés au wahhabisme et Al Qaîda opérées par la police en coopération avec les Etats-Unis et, d’autre part, les révélations que j’ai faites dans mon livre sur le wahhabisme au Maroc, un document confidentiel inédit qui met le doigt sur l’évolution et les menaces du wahhabisme dans ce pays, lequel menace même son identité religieuse qui est fondée, d’une part, sur l’école malékite, et d’autre part, sur le soufisme. Depuis, les débats se font au quotidien au Maroc et dans la presse arabe. La menace du wahhabisme dans ce pays n’est plus un tabou depuis que j’ai publié ce document confidentiel.

Par sa percée aux élections législatives, la mouvance islamiste marocaine ne va-t-elle pas renforcer son assise sociale ?

La mouvance islamiste la plus représentative ne s’est pas présentée aux élections. J’entends par là El Adl oua El Ihsane de Abdeslam Yacine. En revanche, d’autres islamistes qui sont dans la ligne des Frères musulmans, couleur locale, ont limité leurs prétentions en présentant un nombre inférieur de candidats par rapport aux circonscriptions électorales. Ils ne veulent pas faire peur, ils préfèrent progresser dans le paysage politique marocain sans effrayer. Ils veulent faire justement le contraire de ce qu’ont fait les islamistes algériens qui, du jour au lendemain, ont accaparé une grande part du pouvoir. Ils s’inscrivent dans le légalisme du régime monarchique.

Le recours à la violence au Maroc est-il à écarter ?

Depuis 1994, il n’y a pas eu de violence au Maroc. Je pense que les islamistes marocains sont instruits par le précédent algérien et qu’ils veulent absolument éviter de rééditer cette expérience chez eux ; aussi bien les islamistes que le pouvoir rejettent ce précédent et ils assurent qu’ils feront tout pour ne pas en arriver là.

Quelle est la réalité de l’internationale islamiste animée depuis l’Arabie Saoudite? Quelle est l’ampleur de son influence ?

L’Arabie Saoudite a été la mère de toute la mouvance islamiste internationale. C’est la colonne vertébrale de tous les mouvements islamistes internationaux. Il peut y avoir des nuances par la suite, des changements, mais au départ, tous les mouvements islamistes se sont inspirés d’une façon ou d’une autre du wahhabisme saoudien, tous ont été financés soit par le gouvernement, soit par les wahhabites. La relation entre la mouvance islamiste internationale et le wahhabisme est une réalité que personne ne peut nier et que personne ne niait jusqu’au 12 septembre 2001. Aujourd’hu,i les choses ont un peu changé, les Saoud cherchent à se décharger de cette responsabilité.

De quelle nature sont les liens entre Al Qaîda et les mouvements terroristes musulmans dont le GIA et le GSPC d’Algérie? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les islamistes algériens se sont largement inspirés des wahhabites à travers notamment Bin Baz et Bin Oussaïmin. Le GIA, personnellement, je ne connais pas sa véritable identité. Je n’arrive pas à le cerner, mais c’est une forme d’islamisme extrême qui pratique le takfir. Au GSPC, on attribue une connexion avec Bin Laden. Mais là aussi je n’ai pas d’informations fiables et précises.
De toutes façons, la mouvance islamiste algérienne combative a été encadrée idéologiquement par des oulémas issus du wahhabisme et militairement par des hommes qui, souvent, ont participé à la guerre en Afghanistan.


Dans votre livre, vous écrivez qu’il y a deux centres de pouvoir en Arabie Saoudite : la monarchie et les religieux. Coexistent-ils sans heurts ? N’y a-t-il pas prééminence de l’un sur l’autre ?

Il y a une répartition des pouvoirs. La façade extérieure du régime est assurée par les Saoud et le pilier social est confié aux wahhabites. Les descendants de Mohamed Bin Abdel Wahhab et leurs partisans idéologiques partagent le pouvoir avec les descendants d’ Ibn Saoud.

Depuis quand ?

Depuis 1744. Le ministre du culte comme d’autres hauts fonctionnaires du pays sont de la famille du réformateur Mohamed Bin Abdel Wahhab. Un partage du pouvoir et aussi un partage de la rente. Ce pouvoir financier important permet aux wahhabites de promouvoir, avec l’aide de l’Etat, leur idéologie et de l’exporter. Ils se veulent la référence de l’orthodoxie de l’Islam. La cohabitation entre les deux centres du pouvoir a parfois été tumultueuse. A l’époque du réformateur Mohamed Bin Abdel Wahhab, Mohamed Ibn Saoud n’était en quelque sorte que le chef de son armée et son ministre chargé des Tribus. Depuis, les choses ont bien changé et ce sont les Saoud qui ont instrumentalisé les wahhabites pour en faire le pilier interne et social de leur régime. Le roi Abdelaziz qui a régné de 1902 à 1953 a fait régner son propre ordre.Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, car les wahhabites occupent un espace extrêmement important, un pouvoir extrêmement puissant. A partir du sommet Roosevelt-Abdelaziz de février 1945, l’Arabie s’est dotée d’un troisième pilier qui lui assure sa sécurité internationale, les Etats-Unis. Jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, les Américains et les Saoudiens ont marché la main dans la main contre les alliés arabes de l’Union soviétique pour faire face à l’entrisme soviétique. Ils ont largement coopéré pendant la guerre d’Afghanistan contre l’Armée rouge.

Le wahhabisme est où dans tout cela ?

La monarchie a chargé son pilier doctrinal de prêcher le djihad, de mobiliser la jeunesse, d’envoyer des moudjahidine en Afghanistan, d’employer la jeunesse islamique contre l’Union soviétique en l’inscrivant dans l’alliance américaine.

Qu’est-ce qui a changé depuis le 11 septembre pour les Etats-Unis ? Pour le monde arabe ?

Le 11 septembre a créé un séisme géopolitique que les opinions publiques en Europe et dans les pays arabes ne mesurent pas à sa juste valeur. Les Américains se sont demandé comment se fait-il qu’ils ont subi la plus grande gifle de leur histoire sur leur sanctuaire. Ils ont décidé de réagir. Premier acte, première année : l’Afghanistan et la chute des talibans, Ben Laden poursuivi, ses réseaux pourchassés.En même temps, ils ont engagé une réflexion stratégique pour savoir que faire. Une certaine forme d’islamisme leur a déclaré la guerre et ils ne peuvent pas arrêter leur riposte avant de défaire cet islamisme-là, et pas l’Islam.Deuxième année, deuxième acte : l’Irak pour mieux regarder l’Arabie de plus près.

Cet islamisme, les Américains ne le découvrent pas avec le 11 septembre ? Ni le terrorisme ?

L’islamisme était auparavant instrumentalisé. C’était un allié. C’était quelque chose qui ne les effrayait pas et dont ils se sont servis. Comme ils n’ont pas fait de crédit aux Arabes qui les menaçaient — comme Nasser, Saddam, Kaddafi—les Américains n’ont pas accordé beaucoup de crédit à Ben Laden. Et dans la mesure où les premiers coups qu’ils ont subis ont été portés contre leurs diplomates et leurs soldats à l’étranger et non sur le sanctuaire, l’opinion publique américaine n’était pas sensibilisée et n’était pas concernée au premier chef, elle n’avait pas donné de mandat à l’autorité politique pour mener ce combat-là. Aujourd’hui, l’opinion publique américaine mandate le pouvoir qui se sent légitimé par les coups reçus le 11 septembre pour réprimer et pour prévenir d’autres coups.

Les rapports des Etats-Unis avec l’Arabie Saoudite vont-ils réellement changer ?

L’équilibre ou l’ordre régional sur lequel reposait l’Arabie est complètement à revoir. Les Saoudiens ne peuvent plus faire cohabiter autour de la même table wahhabites et Américains. Cela va aboutir à des changements radicaux et rapides qui vont s’engager dans la foulée de la campagne programmée en Irak. La campagne est presque lancée.


«Une véritable invasion wahhabite»

El Watan - 30 septembre 2003

Dans son livre L’Arabie Saoudite en question. Du wahhabisme à Bin Laden. Aux origines de la tourmente (éditions Perrin), Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des Pays Arabes, publie un rapport confidentiel adressé au palais de Rabat à la fin de l’année 2000 révélant que le Maroc subit une véritable «invasion wahhabite».

Extraits du chapitre «L’exportation du wahhabisme : le cas du Maroc» (pages 146 à 159) qui fait référence à ce rapport : Sous le titre «Le wahhabisme, sa formation, ses menaces et son introduction au Maroc», ce texte, rédigé par un islamologue, semble traduire la position et exprimer les craintes de la plus grande tariqa (congrégation mystique soufie) du royaume. Celui-ci avait eu grand besoin du soutien saoudien dans les années 70, face à la montée du nassérisme, du marxisme régional, et au problème du Sahara-Occidental. Les Saoudiens ont accordé leur aide et, en contrepartie, introduit de façon systématique et massive «le bon islam» au Maroc… L’auteur du document fait remonter «l’invasion» aux années 70 «du fait notamment du prédicateur Aboubaker El Jazaïri qui officiait dans les mosquées Youssoufi et Mohammedi à Casablanca. Il a rapidement fait des adeptes, dont le magistrat Zoubeïr et Omar Mouhsen». «Ce dernier était pauvre, mais grâce à l’intervention de certains notables auprès des Saoud, il est devenu l’imam de la mosquée saoudienne située sur la corniche de Casablanca et s’est consacré à répandre le wahhabisme.» … «Le feu roi Hassan II était conscient de la menace wahhabite. Au milieu des années 80, il avait signé un décret royal exigeant l’observation de l’école théologique malékite. L’administration n’en a pas tenu compte. De même, Hassan II avait exigé en vain que le Coran fut chanté selon la version bien marocaine du warch et non selon la version hafs introduite par l’invasion wahhabite.» Une vingtaine d’oulémas, pas toujours d’accord entre eux, prêchent, selon l’auteur, leur doctrine au Maroc. Certains bénéficient de la complicité du ministre des Affaires religieuses et ont un accès régulier à la télévision. Les femmes ont, elles aussi, leurs organisations qui ont répandu le port du voile à la saoudienne et œuvrent notamment à travers l’association contre l’analphabétisme. L’expansion wahhabite repose essentiellement sur l’argent dépensé… La technique de pénétration de la société marocaine est décrite par le détail. Les thèses du wahhabisme sont diffusées dès la classe de septième du primaire… Les manuels scolaires maintiennent cet endoctrinement jusqu’au baccalauréat… Les programmes de télévision, les cassettes gratuites, jouent un rôle, tandis que «les mosquées sont envahies en l’absence, intolérable, d’une administration qui soit consciente des conséquences de cette invasion pour la stabilité du royaume». Les enseignements islamiques prolifèrent dans les facultés qui sont «phagocytées par la bienfaisance wahhabite»… Enfin, le document propose un programme en treize points pour sauvegarder l’identité islamique du Maroc. En février 2002, quatre de ces recommandations seulement avaient été prises en compte. Selon un observateur averti qui tient à garder l’anonymat, environ 70 % des mosquées de Casablanca sont d’ores et déjà tenues par les wahhabites… Lors du dernier Aïd, le 23 février 2002, un commando wahhabite se proclamant comme en Arabie «commanderie pour la promotion de la vertu et la répression du vice» a appliqué une fatwa condamnant un certain Fouad Kardoudi, coupable de consommer régulièrement de l’alcool. Ils l’ont pourchassé dans les rues jusqu’à ce que mort s’ensuive… Le 18 septembre 2001, seize oulémas dont des fonctionnaires du ministère des Affaires religieuses, conduits par Idriss Kettani, secrétaire général du Forum de la pensée islamique, ont publié un texte pour condamner la cérémonie œcuménique organisée l’avant-veille à la cathédrale Saint-Pierre de Rabat en présence du gouvernement et des représentants diplomatiques de l’Occident… Plus de 250 muftis parlementaires et enseignants marocains publièrent, fin octobre 2001, un communiqué de soutien aux oulémas s’élevant contre la «répression» exercée par le ministère des Affaires religieuses. 460 autres personnalités se dirent solidaires du communiqué qu’elles n’avaient pas eu le temps de signer.

Par Nadjia Bouzeghrane

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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