29/12/2003 Texte

pays

<< RETOUR

Kadhafi, les secrets d'une "reconversion"

Le Directeur Général de l'Agence internationale de l'énergie atomique, Mohamed ElBaradei, en mission à Tripoli

Le Guide de la Révolution du Fateh du 1er septembre 1969 et le plus ancien chef d'Etat au monde, derrière Castro, a fini par capituler. Après une vingtaine d'années d'agitation, une douzaine d'années de mise en quarantaine et deux années de constantes reculades, le colonel Mouammar Kadhafi rompt avec son passé, s'assagit et s'installe dans la posture du donneur de leçons aux «Etats voyous». Les inspecteurs de l'AIEA vont mettre la main sur l'ensemble du programme militaire libyen prohibé après la renonciation volontaire de Tripoli, aux antipodes de la conduite de Saddam Hussein. Quel est le secret d'une conversion aussi radicale, de la part d'un homme qui a trempé dans toutes les oeuvres de déstabilisation anti-occidentales et qui a hébergé, financé ou commandité des organisations terroristes défendant des causes diverses et variées ?

En effet, depuis la chute du mur de Berlin, prélude à l'effondrement de l'Union soviétique – parrain de Tripoli à l'époque de la guerre froide –, Kadhafi s'est retrouvé orphelin et fragilisé. Les raids meurtriers américains de 1986 n'avaient pas fait plier le colonel. Bien au contraire : il avait redoublé d'agressivité et cherché à se venger. D'où les attentats de Lokerbie, de Berlin et du DC10 d'UTA... Les sanctions onusiennes, consécutives à la disparition de l'URSS, l'avaient placé au ban des nations. Le monde arabe s'était globalement détourné de lui. Une partie des pays africains, qui bénéficiaient de la manne libyenne, étaient venus à son secours.

Pragmatique, le colonel a compris le danger qui le guettait : les représailles de Washington. Pour les éviter, il avait entrepris des gestes apaisants à l'égard d'Israël dans l'espoir de bénéficier d'une intercession à Washington. Il avait même envoyé des «pèlerins» à Jérusalem, au milieu de la décennie écoulée, pour témoigner qu'il était prêt à reconnaître l'Etat juif. Par la suite, il a prôné l'intégration de l'Etat hébreu dans l'ensemble arabe et annoncé le retrait de son pays de la Ligue des Etats arabes au profit d'un engagement fort dans l'union africaine. Cousues de fil blanc, ces manœuvres s'étaient révélées vaines.

Les longues sanctions, doublées d'une flagrante impuissance arabe, ont provoqué de sévères conséquences et inquiété Kadhafi. D'autant plus que Washington hébergeait et entraînait une opposition libyenne, majoritairement composée d'ex-militaires.

Lorsque sont survenus les attentats du 11 septembre, Kadhafi a compris que les relations internationales allaient rentrer dans une phase de hautes turbulences. Il a aussitôt condamné les attentats, rappelant d'ailleurs que son pays était le premier Etat à avoir délivré un mandat d'arrêt international contre Oussama Ben Laden auprès d'Interpol. Il a aussi fourni aux Américains toutes les informations disponibles sur les réseaux de l'Internationale islamiste qu'il combattait chez lui. Kadhafi cherchait par là même à rallier l'alliance internationale contre le terrorisme islamiste. Eu égard à ses antécédents, le colonel avait bien compris que Washington risquait de lui réclamer des comptes.

Il avait alors multiplié les concessions et accepté de verser des indemnités colossales aux familles des victimes de l'attentat de Lockerbie (2,7 milliards de dollars) pour la levée des sanctions de l'ONU et celles des Etats-Unis. Il était habité par la peur. Il redoutait que, dans la foulée du renversement des talibans en Afghanistan puis de Saddam en Irak, Washington le balaye lui aussi au passage.

Or, son vœu est de créer une Jamahiriya dynastique au profit de sa descendance. Pour garantir sa pérennité au pouvoir, il faut que les Etats-Unis acceptent sa «capitulation». Mais pour compenser les concessions faites à Washington auprès de son opinion, il se montre arrogant face à Paris et aux revendications des victimes du DC 10 d'UTA. Il se dit désormais assuré de la bienveillance des Etats-Unis et de ses alliés européens et peut impunément snober une France isolée. Son fils a annoncé la visite, en 2004, de Tony Blair à Tripoli, suivie de celle du président américain. La dégradation des relations avec Paris est inversement proportionnelle avec le réchauffement des rapports avec les alliés européens de Washington.

Cette nouvelle situation aura des retombées économiques majeures : la Libye souffre d'un manque sévère d'infrastructures, aggravé par les années de sanctions. Sa production pétrolière a gravement décliné avec le retrait, en 1986, des cinq compagnies pétrolières américaines. Mais Tripoli, dont le sous-sol regorge de plus de 30 milliards de barils, a préservé leurs concessions aux opérateurs américains, avec le secret espoir d'un retour sans délais. Aujourd'hui, la perspective de ce retour se rapproche, surtout au lendemain d'une inspection de l'AIEA, suivie d'un quitus. Ce qui permettra aux compagnies américaines de patienter avant de pouvoir explorer, en toute sécurité, le riche sous-sol irakien.

Le revirement américain ne manque pas d'inquiéter sur un point crucial. Dans son discours de bienvenue à «l'enfant prodigue», George W. Bush n'a pas mentionné une seule fois la nécessité de l'instauration en Libye d'un Etat de droit, ni du respect des droits de l'homme dans un pays où le clan familial exerce un pouvoir absolu et dispose à sa guise de toutes les richesses du pays. Pourtant, Washington a promis d'œuvrer pour une nouvelle gouvernance dans le monde arabe et islamique afin de combattre le totalitarisme sous toutes ses formes et le département d'Etat avait créé un fonds spécial pour favoriser la démocratie au Moyen-Orient ! La capitulation de Kadhafi fut une occasion unique pour imposer au colonel le respect de ses citoyens. C'est à ce prix seulement que les Arabes croiront les Américains quand ils proclament l'intention de promouvoir les droits de l'homme, la liberté et l'Etat de droit dans le monde arabe qui leur a exporté les 19 kamikazes du 11 septembre, armés d'une idéologie wahhabite totalitaire.

Mais reconnaissons-le : il est plus facile de traiter avec un homme seul qui détient un pouvoir absolu que de devoir tenir compte d'une opinion publique ou d'une démocratie, fût-elle balbutiante. Le Parlement turc n'a-t-il pas voté contre les engagements du gouvernement d'Ankara quant aux facilités militaires promises à l'armée américaine, à la veille de son offensive contre Saddam ?

Pauvres Libyens : ils n'étaient pour rien dans les aventures de leur guide mégalomane. Privés de liberté, ils ont subi les conséquences de sa politique et ont vu leur bien-être se maintenir à un niveau incompatible avec les recettes d'un Etat pétrolier. Ils ont souffert des sanctions internationales et ont été privés du montant des indemnités versées aux victimes du vol PanAm pour laver les erreurs de leur guide... Aujourd'hui, ils ne se sentent en rien concernés par la réconciliation de Kadhafi avec Washington. Et, en plus, ils devront demain applaudir l'instauration d'un pouvoir dynastique à Tripoli au profit de l'un des fils du guide !

Droits de reproduction et de diffusion réservés © lefigaro.fr 2003

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |