05/04/2005 Texte

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Au Liban, quel sera le prix de la liberté retrouvée ?

Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes, souligne que même si le monde arabe est désormais fortement irrité par le comportement de Damas et malgré le retrait de ses forces, la Syrie continuera à tout faire pour déstabiliser le Liban et y préserver son influence.

Le meurtre de Rafic Hariri devait n'être qu'un assassinat de plus dans la longue liste des dirigeants libanais éliminés dès lors qu'ils heurtaient les plans ou les intérêts syriens au Liban. Celui de l'ancien premier ministre s'est révélé comme l'exécution de trop. Le crime «parfait» que les services de renseignement syriens et libanais sont suspectés d'avoir ordonné et couvert – selon les conclusions de la commission d'enquête de l'ONU – n'a pu tromper personne. Et ce, malgré la complicité de la justice libanaise conduite par un inamovible procureur général, un agent notable du régime syrien.

L'aveuglement des commanditaires est tel que l'on n'a pas pu s'empêcher de poser la question: «Et si ce crime était commis pour nuire à la Syrie?» Toutefois, comme tend à le démontrer la commission de l'ONU conduite par l'Irlandais Fitzgerald, tout concourt à accuser la machine sécurito-judiciaire syro-libanaise. Les suites seront lourdes de conséquences: l'adoption imminente par le Conseil de sécurité d'une résolution créant une commission d'enquête internationale qui recherchera et jugera les coupables. Son champ d'investigation dépassera sans doute le seul espace libanais. Beyrouth est en train de passer de l'occupation syrienne à un régime de protection internationale. Plusieurs satellites américains ont été détournés de leur orbite pour surveiller en permanence le Pays du Cèdre.

Aussitôt que le meurtre avait été commis, la vox populi a désigné les «coupables» et réclamé le retrait immédiat de l'armée syrienne et la démission des commandants des services de sécurité. Ce crime a fait qu'une partie de l'islam libanais a surmonté toutes ses peurs et rejoint les chrétiens, traditionnellement hostiles à l'occupation syrienne. Loin de terroriser les Libanais, loin d'enterrer leur rêve de voir appliquée la résolution 1559 et d'empêcher un raz de marée aux législatives du printemps 2005 – que l'opposition conduite par Hariri allait remporter – cet assassinat a accéléré la défaite syrienne et conduit à la fin brutale de son occupation du Liban.

En effet, il n'y aura plus officiellement un seul soldat et agent de renseignement syrien au Liban dès la mi-avril. Les chefs des services de renseignement libanais et leur complice, le procureur général Adnan Addoum de sinistre mémoire, sont en train de quitter leurs postes. Certains de leurs adjoints commencent à parler et à révéler de précieuses informations qui serviront à inculper leurs supérieurs. Plus de 500 000 ouvriers syriens ont précipitamment fui le Pays du Cèdre et perdu leur emploi. Plusieurs composantes de la majorité pro-syrienne quittent le navire. Le signal de la débandade a été donné par des ex-piliers du pouvoir syrien au Liban, leurs amis de trente ans. Ministres, députés, hauts fonctionnaires, universitaires, intellectuels ont commencé à retourner leur veste. Ils tentent de se refaire une virginité en reniant leurs maîtres de la veille et la source de leur pouvoir et de leur enrichissement illégal.

La Syrie traverse une très mauvaise passe. Elle défie la communauté internationale, y compris l'unique hyperpuissance américaine: elle intervient en Irak pour empêcher la stabilité et héberge la guérilla baasiste et islamiste. Elle accentue ses pressions sur son petit mais solide voisin jordanien. Elle encourage les opposants palestiniens à défier le nouveau président élu Mahmoud Abbas. Elle se sert du Hezbollah pour attaquer Israël… Cet activisme débordant est largement supérieur aux capacités d'un pays tel que la Syrie. A moins qu'elle se prenne pour le digne successeur de l'URSS?

En outre, sur le plan intérieur, Damas a instauré un régime d'état d'urgence depuis quarante-deux ans. Ce qui lui permet de remplir ses prisons d'opposants politiques, sans forcément les condamner, et de supprimer les libertés publiques et privées au nom de la sécurité et de la lutte contre Israël…

Or, le jeune président Assad agit comme s'il ignorait l'ampleur des changements intervenus sur la scène internationale depuis la chute du mur de Berlin et plus particulièrement depuis le 11 septembre 2001. Ce qui a conduit Washington à s'ingérer dans l'espace arabo-islamique qui avait engendré les kamikazes, leur doctrine et leur financement.

Pourtant, les changements intervenus depuis 1989 sont radicaux: l'URSS a disparu, la solidarité arabe s'exprime désormais au détriment de la Syrie, coupable de vouloir instaurer un «croissant chiite» qui s'étendrait de Téhéran à Beyrouth, en passant par Damas et Bagdad. En effet, les Alaouites de Syrie étaient considérés comme une secte hérétique de l'islam par les sunnites, jusqu'au début des années 70, quand l'imam chiite Moussa Sadre avait émis une fatwa décrétant que les Alaouites étaient une branche du chiisme. En Irak, la majorité chiite a émergé des ruines du régime de Saddam et est appelée à gouverner le pays. Les capitales arabes interprètent l'élimination de Hariri, le plus illustre parmi le milliard de sunnites dans le monde, comme la volonté d'écarter un obstacle au projet de croissant chiite. A Beyrouth, les ambassades arabes collectent les preuves et les indices pour pouvoir contribuer à identifier les assassins. A Washington, elles demandent d'imposer à la Syrie des élections au suffrage universel, comme en Irak, de sorte que la majorité puisse accéder au pouvoir, au détriment de la minorité alaouite (11% de la population) qui règne sur la capitale des Omeyyades depuis plus de trente-cinq ans. Or, des élections libres condamnent le régime syrien à une fin immédiate: elles conduiront la majorité sunnite à investir le pouvoir.

Face à ces sombres perspectives pour le régime syrien, Damas effectue au Liban un repli dans le désordre, tout en exerçant ses capacités de nuisance. L'objectif étant de gagner du temps, de repousser l'heure de vérité, de bloquer les institutions, de torpiller les législatives qui entraîneraient, à n'en pas douter, l'arrivée d'un parlement majoritairement hostile à Damas. Car ce parlement ne manquera pas de dénoncer le Traité de fraternité, de coopération et d'amitié, signé en 1991 et qui a contribué à institutionnaliser l'hégémonie syrienne sur le Liban. Le rêve secret de Damas est qu'un événement majeur intervienne pour détourner l'attention de l'Occident et lui permettre ainsi de rétablir le statu quo.

Damas a pris une série de mesures pour casser le Liban. Trois attentats ont été commis en huit jours, sans chercher pour autant à faire beaucoup de victimes. Ils étaient destinés à montrer qu'après le retrait syrien, le chaos serait au rendez-vous et ce qui reste de l'économie serait condamné au déclin. Damas a aussi mobilisé les mouvements qui lui sont fidèles, telle la section libanaise du Baas, le Parti populaire syrien, les organisations palestiniennes inféodées et sans doute une partie de l'appareil sécuritaire du Hezbollah, sans oublier les dizaines de milliers de Syriens naturalisés libanais et qui ont été infiltrés au sein des services de renseignement libanais. Aussi, Damas a redéployé ses hommes de renseignement, sous une couverture commerciale, et distribué des armes en grande quantité à ses agents au Liban pour pouvoir rejouer son rôle traditionnel de pyromane.

Loin de pouvoir arrêter la déferlante anti-syrienne, Damas perd l'occasion d'évacuer sa «colonie» en préservant l'avenir. Car rien ne pourra arrêter les trois dynamiques qui se croisent et se nourrissent: celle des Libanais unis contre l'occupation syrienne dans une coalition patriotique transcommunautaire, que le rassemblement organisé par le Hezbollah du 8 mars dernier – largement dominé par des manifestants syriens et palestiniens – ne peut dissimuler. Celle de l'Europe et des Etats-Unis, entraînés par l'initiative diplomatique de Paris et Washington, à l'origine de la résolution 1559. Et celle du monde arabe désormais fortement irrité par le comportement de Damas. Sans oublier que les valeurs de la liberté et de la démocratie sont beaucoup plus attrayantes pour les peuples que celles inspirées par le régime stalinien de la dynastie Assad.

Ne perdons pas de vue la véritable expérience du Liban qui a connu, jusqu'à la guerre de 1975, une réelle vie démocratique, avec des libertés garanties et assumées, une alternance par les urnes, une prospérité qui lui a valu le surnom flatteur de la «Suisse du Moyen-Orient». L'avenir est en train d'esquisser un large sourire au Pays du Cèdre sur lequel Damas a prélevé quelque 4 milliards de dollars par an. Même si la transition entre l'occupation syrienne et l'indépendance retrouvée peut se révéler douloureuse. Aussi, le traumatisme de l'occupation sera long à surmonter. Et les Libanais devront se réapproprier leur espace et leurs libertés et renouer avec l'esprit de cohabitation qui les a si longtemps caractérisés.

Mais, chassons toute illusion: tant que le régime alaouite du Baas se maintiendra à Damas, les Syriens continueront à subir une implacable dictature et leurs voisins connaîtront la déstabilisation. Pour survivre et justifier son maintien aux affaires, ce régime minoritaire se doit d'entretenir les tensions régionales et d'écarter toute normalisation démocratique.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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