23/04/2001 Texte

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Les Libanais réclament leur liberté

Qui aurait pu penser, en ce printemps de 1976, que l’armée syrienne qui venait de franchir les frontières internationales du Liban, y camperait encore vingt cinq ans plus tard ? Elle y exerce aujourd’hui les prérogatives d’une force coloniale qui distribue à ses fidèles les plus zélés les fonctions publiques, qui contrôle l’économie et qui expédie plus d’un million de travailleurs syriens dans « sa chasse gardée ». Ce faisant, elle s’assure une rente confortable d’environ quatre milliards de dollars par an – provoquant une « intifada » chez les agriculteurs libanais – et compense les carences d’un système stalinien dont les doctrines politiques et économiques restent immuables, malgré l’effondrement du communisme. La disparition du fondateur du régime, le président Hafez el Assad a laissé entrevoir la possibilité d’un « printemps de Damas » qui a été rapidement étouffé dans l’œuf. Les intellectuels et la société civile ont été réduits au silence, au profit de « l’éternel » Parti au pouvoir, le Baas.

Une querelle a longtemps opposé les agents de la Syrie inégalement présents dans toutes les communautés, à leurs adversaires autour de la question suivante : qui a invité la Syrie à rentrer au Liban ? Comme si l’appel de quelques dirigeants libanais ou palestiniens suffisait, pour déplacer les lignes de démarcation de la Guerre froide et justifier, a posteriori, l’invasion. Ou comme s’il suffisait, pour renvoyer l’armée syrienne sur ses terres, d’en présenter la demande par ceux-là même qui l’avaient « appelée » ? Par naïveté feinte, certaines chancelleries ont fait semblant d’ignorer l’accord tacite des « lignes rouges » établies par Henry Kissenger en 1976, pour répartir l’espace libanais entre la Syrie et Israël. Cet accord est désormais caduc en raison du retrait israélien du Liban, en mai 2000.

Quand le gouvernement libanais de Chafik Wazzan avait unanimement demandé à Damas, en 1983, de retirer ses troupes, après avoir dûment réuni ses composantes communautaires, le vice-président syrien avait alors répliqué que « l’armée syrienne ne compte se retirer qu’à la demande du peuple libanais ». Mais quand plusieurs dirigeants représentatifs, du cardinal maronite Mgr Sfeïr au chef druze Walid Joumblatt, ont demandé ce retrait à l’automne 2000, en donnant un caractère national à cette revendication, la Syrie a avancé l’argument inverse : le départ de ses troupes ou leur « redéploiement », conformément aux clauses de l’accord de Taëf de 1989 doit être négocié avec le pouvoir libanais, que la Syrie a elle-même installé et qui ne cesse de faire du zèle pour prolonger l’occupation et son propre règne.

Pendant ce quart de siècle, Damas a pratiqué au Liban une politique de chantage. La présence de son armée devait assurer la paix interne, mais en fait, la Syrie a soufflé sur les braises en jouant le rôle du pompier-pyromane. Elle a éliminé ses adversaires au sein de toutes les communautés, à commencer par le Druze Kamal Joumblatt, le mufti sunnite de la République, Hassan Khaled, ou le président chrétien élu, Bachir Gémayel… Elle a promis de « contenir le Hezbollah » mais n’a fait que s’en servir comme instrument de nuisance dans sa stratégie régionale et internationale. Elle a sacrifié la paix et la prospérité du Liban sans jamais exposer le Golan, pourtant occupé depuis 1967, au moindre conflit armé. Le Hezbollah a fait sa mue, passant d’une force qui exerce le terrorisme contre les ressortissants et les intérêts occidentaux, dans les années 80, en une organisation militaire et sociale qui a efficacement combattu l’occupation israélienne. Sa vulnérabilité réside dans le fait qu’il a toujours agi selon les ordres de ses commanditaires syriens et iraniens. Défiant les promesses du Premier ministre libanais, faites à Paris en février dernier, relatives à la stabilité dans le Sud, le Hezbollah a entrepris de le démentir en lançant une opération contre Israël. Et dès qu’une rencontre entre Hariri et George W. Bush a été annoncée, la même organisation a récidivé pour entretenir la tension et réduire à néant la crédibilité de Hariri.

Pendant ce quart de siècle, le Liban a changé de physionomie et presque d’identité. Ayant été le seul Etat arabe libéral et démocratique, il est devenu une république « fliquée » et militarisée, à l’instar de son tuteur syrien. Les « Services » agissent en dehors du cadre de la loi. Les libertés sont bafouées par des élites politiques entièrement dévouées à Damas. En revanche, des centaines de milliers de personnes les mieux formées du pays, issues de toutes les communautés, se sont résolues à l’exil et ont rejoint des pays très divers, en Amérique du Nord, en Europe ou en Australie pour fuir l’occupation et la médiocrité. Elles ont alors été « remplacées » par plus de 700.000 nouveaux Libanais (sur 3,5 millions de personnes), dont une large partie de Syriens, naturalisés par la grâce d’un seul et unique décret. Et voici l’un des résultats stratégiques les plus tangibles de l’occupation syrienne du pays du Cèdre : celui de le noyauter et de le déstructurer en diluant ses composantes nationales.

Aujourd’hui, ceux qui réclament le départ des Syriens n’ignorent pas les pesanteurs de la géographie. Ils appellent à des relations de voisinage harmonieuses et équilibrées, et non léonines, avec la Syrie. Ils veulent la reconnaissance diplomatique du Liban, en tant qu’Etat indépendant et des relations bilatérales gérées par des diplomates dûment accrédités, et non par les Services. Ils veulent de vraies relations de fraternité et de coopération et non des appellations creuses qui masquent une abominable colonisation.

Les Libanais ne veulent plus servir de « vache à lait » aux Syriens, puisque l’économie libanaise est en quasi faillite, avec 25 milliards de dollars de dette publique (soit 150% du PIB) et un déficit budgétaire, annoncé pour l’année en cours, supérieur à 51%. Celui de l’année dernière s’est élevé à 56%, plaçant le Liban en queue de peloton des pays du Tiers monde, battu par le seul Zimbabwe.

Dans la mesure où la diaspora libanaise n’a aucune confiance dans l’avenir de son pays occupé, privé de libertés et soumis à la manipulation, pourquoi les investisseurs étrangers se précipiteraient à s’engager au pays du Cèdre ? Les Libanais sont également excédés de payer pour les autres, d’abriter éternellement la guerre régionale, de sacrifier leur société et son bien-être pour maintenir en place un régime discrédité à Damas et pour lui servir d’otage dans l’attente de la libération du Golan.

La volonté qui transcende aujourd’hui les communautés libanaises – transformées par la souffrance qu’elles ont endurée et instruites par leur douloureuse expérience – exprime le désir du retrait des troupes syriennes. Un sondage réalisé par CNN, le 16 avril, auquel ont participé 3000 personnes, a montré que 94% des Libanais étaient favorables au retrait de l’armée syrienne. Cette volonté se maintient malgré les pressions, les intimidations et les menaces exercées sur les plus audacieux. La communauté internationale ne doit pas désespérer les Libanais en rejetant leur légitime aspiration à vivre dans un pays pacifié, libéré, souverain et démocratique. Elle doit respecter leur douleur et leur volonté de se réconcilier, voire même les encourager dans cette voie.

© Le Figaro, 2001. Droits de reproduction et de diffusion réservés

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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