01/11/2001 Texte

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Le wahhabisme / Aux sources de l'islamisme

La terrifiante épreuve qu'ont subie les Etats-Unis, le 11 septembre 2001, a remis sur le devant de la scène internationale un Saoudien banni de son pays depuis 1992, Oussama ben Laden. A la tête d'une grande fortune héritée de son père, un milliardaire yéménite, et d'un réseau en Afghanistan baptisé Al-Qaïda, " la base ", en référence à la base de données d'un ordinateur, l'individu est désormais l'ennemi public numéro un, le porte-drapeau d'une djihad (guerre sainte) projetée au coeur même de l'Amérique " impie ". A entendre certains commentateurs, Ben Laden incarnerait à lui seul la dérive violente d'un activisme désoeuvré depuis la guerre du Golfe et le départ de Najibullah, le despote communiste de Kaboul, il y a neuf ans.

Difficile pourtant d'affirmer que ces corps francs musulmans soient devenus autant d'électrons libres de l'islam combattant, engagés dans une guerre suicidaire. Al-Qaïda et les autres organisations islamiques sunnites, comme le Jihad ou le Hamas, sont en effet les héritiers d'un mouvement religieux réformateur ancien et structuré qui n'a rien, à l'échelle de l'histoire, d'un feu de paille ou d'une réaction passagère à l'impérialisme occidental : le wahhabisme.

Ce mouvement, dont Ben Laden est le plus voyant des instruments, plonge ses racines au coeur de la péninsule arabique à une époque où le califat musulman - la plus haute autorité de l'islam - est à Istanbul. Une époque où l'Occident est largement ignoré des Arabes. " Au XVIIIe siècle, le Nadjd, région montagneuse aride à l'ouest de Riyad, est le fief de tribus bédouines farouches, en guerre permanente pour le contrôle des oasis ", remarque Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes. Leur religion musulmane est encore riche en couleurs, danses et musiques. Les saints sont vénérés à l'égal du Prophète Mahomet, la tombe de Fatima (fille de Mahomet) est un lieu de culte, et même les docteurs de la Loi, les ulémas, ne trouvent rien à redire à ces traditions populaires. Pour certains Arabes cependant, ces moeurs sont l'indice d'une décadence qu'il faut surmonter.

L'ascension des Saouds

Vers 1740, Mohammed ibn Abd al-Wahhab, de la tribu des Banou Tamim dans le Nadjd, découvre, lors de ses études, les enseignements de deux grands théologiens sunnites, Ahmad ibn Hanbal (IXe siècle) et Ibn Taïmya (XIIIe siècle). Pour eux, l'islam est une religion intérieure qui ne doit pas être souillée par les scories de la dévotion populaire, les rites superstitieux et les interprétations. Seuls doivent être lu le Coran, écoutées les paroles du Prophète et vénéré le nom d'Allah. Cette doctrine rigoriste est censée être celle des salafi (successeurs de Mahomet), les plus fantastiques conquérants de toute l'histoire humaine. De retour dans le Nadjd, Al-Wahhab entreprend de convertir les bédouins. Sans succès. Il est même pourchassé et trouve refuge sous la tente de Mohammed ibn Saoud, le chef d'une importante fédération de tribus dans le Nadjd. Ce dernier comprend la puissance des idées d'Al-Wahhab et lui offre une de ses filles en mariage, scellant ainsi une alliance qui changera le cours de l'histoire arabe.

Après avoir converti son peuple, Mohammed ibn Saoud part à la conquête de Riyad, La Mecque et Médine (les deux villes saintes), puis du désert de Syrie... Au nom du wahhabisme, les Saouds étendent leur pouvoir bien au-delà de ce à quoi leurs ancêtres auraient pu aspirer, au point d'inquiéter les sultans ottomans.

En 1819, le sultan en place charge Méhémet-Ali, vice-roi d'Egypte, d'arrêter la fièvre wahhabite. Ce dernier s'empare de Riyad provisoirement, mais la " secte " est déjà trop bien implantée dans le Nadjd.

En 1884, toutefois, un coup d'Etat, fomenté par un clan opposé, chasse les Saouds du pouvoir en Arabie et les contraint à se réfugier chez l'émir du Koweït. Abd al-Aziz III ibn Saoud, l'héritier élevé à la cour koweïtienne, reprend le flambeau de la réforme wahhabite vers 1900 et Riyad deux ans plus tard.

En 1904, il se fait proclamer émir du Nadjd et imam des wahhabites. "En 1912, les wahhabites créent un ordre militaire qui supplée les troupes régulières, les Ikhwan ou "Frères", qui a peut-être inspiré Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans* en Egypte dans les années 20. Le wahhabisme est en quelque sorte la matrice de l'islamisme tel qu'il se manifeste aujourd'hui", ajoute Antoine Basbous.

Quand éclate la Première Guerre mondiale, les Britanniques accordent à Abd el-Aziz III ibn Saoud leur soutien militaire contre les Turcs. Mais il n'apprécie guère le favoritisme dont bénéficient ses ennemis les bédouins hachémites du Hedjaz (la région de La Mecque et de Médine) qui, en tant que descendants traditionnels du Prophète, se voient promettre un vaste royaume syrien.

En 1924, Abd el-Aziz III ibn Saoud chasse les Hachémites de La Mecque puis de Médine : une grande victoire pour les wahhabites. Une ferveur iconoclaste s'empare des Ikhwan qui détruisent les lieux de culte populaires, les tombes de saints et celle de Fatima. L'abolition du califat ottoman par Moustafa Kemal, en 1924, leur laisse le champ libre pour tenter de devenir le nouveau centre de l'islam. Le pèlerinage à La Mecque devient dès lors le principal vecteur de la doctrine wahhabite dans le monde musulman.

En 1932, lorsque l'Arabie devient " saoudite ", l'islam sunnite de toute la Péninsule s'est considérablement durci. Avant de devenir une pétromonarchie, le royaume saoudien est la première monarchie absolue islamique des temps modernes. Le roi et sa famille gèrent l'Etat, les wahhabites règnent sur les âmes. La redoutable Moutawaa (Commanderie pour la promotion de la vertu et la répression du vice), fondée au XVIIIe siècle, veille à ce que les hommes ne se rasent pas la barbe, ne fument pas, n'écoutent pas de musique, n'acquièrent pas d'objets d'art, que les femmes ne quittent pas leur domicile sans être accompagnées par un tuteur, et que chaque musulman fasse ses cinq prières quotidiennes. Les talibans n'ont rien inventé.

L'influence de l'or noir

L'exploitation des puits de pétrole arabes, principalement par les Américains, va doter l'Arabie saoudite d'une stature internationale et enrichir les wahhabites. Pourtant, dès les années 50, l'histoire semble les oublier pour un temps. Le nationalisme arabe postcolonial est plutôt laïc, d'inspiration européenne ou soviétique, à des années-lumière du wahhabisme.

En Egypte, Nasser traque les Frères musulmans. Or certains trouvent refuge en Arabie saoudite. Les Saouds, quant à eux, conscients que les nationalistes finiraient par menacer leurs intérêts au nom d'un juste partage des ressources, opposent au panarabisme athée une hypothétique alliance islamique. Ils créent avec les Etats du Golfe la Ligue islamique mondiale censée damer le pion à la Ligue arabe. " Le panislamisme devait faire échec au panarabisme prosoviétique, les Américains ont applaudi ", observe Antoine Basbous. Le choc de la défaite de la guerre des Six Jours (1967) ébranle les assises nationalistes et rend au wahhabisme une latitude qu'il avait perdu.

" Lorsque Anouar al-Sadate arrive au pouvoir en Egypte, il fait revenir les Frères musulmans de manière à remplacer l'ancienne élite nassérienne ", explique Antoine Basbous. Les islamistes égyptiens, endoctrinés par les wahhabites, accèdent au gouvernement de la plus grande nation arabe. " Ce fut le début de la ré-islamisation de l'Egypte à la mode wahhabite. " Un précédent qui coûte la vie au raïs en 1981, pour avoir fait la paix avec Israël.

Le soutien croissant de l'Arabie saoudite aux mouvances islamistes et le pouvoir disproportionné acquis par ce royaume en 1973 lors du choc pétrolier ravive l'ardeur prosélyte des nouveaux Ikhwan. Mais tout bascule six ans plus tard lorsque l'ayatollah Khomeyni prend le pouvoir en Iran. Le 20 novembre 1979, galvanisé par la création de cette république islamique, un commando de deux cents Ikhwan pénètre dans la grande mosquée de La Mecque et proclame la venue du mahdi (envoyé de Dieu). Les fanatiques se retranchent à l'intérieur et la tiennent pendant trois semaines, menaçant les Saouds, obligés de faire appel au GIGN français (Groupe d'intervention de la Gendarmerie nationale).

Dorénavant, les pétromonarchies islamiques n'ont plus d'autre choix que de tenir à l'extérieur de leurs royaumes leurs enfants terribles et de s'en servir comme armes contre les chiites iraniens, les nationalistes arabes et les Soviéto-Afghans, toujours avec l'assentiment des Etats-Unis.

Arabie, l'alliée ambiguë

A partir de la fin des années 70, les pétrodollars saoudiens financent les mouvances islamiques du monde musulman. L'idéologie wahhabite devient la norme des fondamentalismes sunnites du Maghreb aux Philippines en passant par l'Afrique sub-saharienne. La duplicité du régime saoudien à l'égard de l'Occident est, quant à elle, sans retenue : alliée officielle des Etats-Unis, l'Arabie saoudite continue sa politique " pro-islamiste " bien au-delà de la guerre du Golfe et du premier attentat contre le World Trade Center en 1993. En 1990, 500.000 GI foulent le sol sacré d'Arabie. Crime de lèse-islam qui aurait dû entraîner la chute du roi Fahd d'Arabie ou son assassinat. Il n'en a rien été. Les ulémas wahhabites justifient la venue d'infidèles en terre d'islam au nom du principe d'urgence absolue !

Le plus révélateur de cette période est l'attitude discrète des mouvements islamistes du Proche-Orient. Les militants du Jihad islamique ou du Hamas font profil bas, preuve de leur obédience à Riyad, tandis qu'Arafat parade imprudemment aux côtés de Saddam Hussein. Ce comportement rappelle (toutes proportions gardées) celui des communistes au début de la Seconde Guerre mondiale, neutres à cause du pacte germano-soviétique. D'une certaine manière, l'Arabie saoudite des années 80-90 n'agit pas autrement que l'URSS durant la guerre froide : un empire en gestation où le wahhabisme remplace le communisme, une nomenklatura au-dessus des lois, une Internationale.

Le royaume des sables et de l'or noir intervient indirectement aux franges du monde musulman, soutient les Moudjahidin (combattants du Jihad) dans les Balkans, le Caucase, en Asie centrale, en Afghanistan où il a également soutenu les talibans jusqu'au 11 septembre dernier. Selon certains spécialistes, son idéologie, diffusée sous forme de cassettes audio via le relais d'innombrables mosquées, écoles coraniques et autres institutions, aurait déjà atteint ses limites. Par exemple en Bosnie où les Saoudiens, sous prétexte de restaurer les mosquées locales, démolissent mêmes celles que les Serbes ont épargnées pour en reconstruire de nouvelles, conformes à l'idéal wahhabite (toutes blanches). Ce qui est pour le moins maladroit. Ben Laden et les talibans vont probablement disparaître de la scène internationale, mais pas l'idéologie qui les a façonnés. Surtout si les Etats arabes encore laïcs continuent à s'enfoncer dans la dictature et la corruption.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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