26/04/2021 Texte

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Une décision «forte»: trois questions sur la reconnaissance du génocide arménien par Biden

L'annonce est à la fois une claque pour Erdogan et l'affirmation d'un Biden plaçant les droits de l'homme au centre sa politique étrangère, analysent plusieurs experts.

Les États-Unis s'en rapprochaient, année après année. La reconnaissance du génocide arménien, effleurée successivement par Bush, Obama et Trump, puis votée par le Congrès il y a deux ans dans une résolution non contraignante, a finalement été officiellement annoncée samedi par Joe Biden.

Une première pour un président en exercice. « Le peuple américain honore tous ces Arméniens qui ont péri dans le génocide qui a commencé il y a 106 ans aujourd'hui », a déclaré le démocrate dans un communiqué, lors de ce jour de commémoration du début du massacre commis par l'Empire ottoman - qui a donné naissance à la Turquie - et dans lequel entre 1,2 et 1,5 million d'Arméniens ont été tués.

Les États-Unis rejoignent désormais la position d'une trentaine de pays. Joe Biden, lui, a saisi la première occasion que lui offre son mandat de quatre ans. Cette reconnaissance, particulièrement forte, était pourtant loin d'être actée il y a seulement une poignée de jours, en raison des liens politiques et militaires qui unissent malgré tout le pays à la Turquie, chez qui le sujet est plus que sensible.

Cette dernière n'a « de leçons à recevoir de personne sur son histoire », a affirmé son ministre des affaires étrangères, tout en convoquant l'ambassadeur américain en réaction. Le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian démissionnaire ce dimanche a lui salué une « mesure très forte envers la justice et la vérité historique ». Trois questions sur cette reconnaissance américaine et ses conséquences pour les États-Unis et la Turquie.

Pourquoi Biden a-t-il décidé de reconnaître le génocide arménien ?

La commémoration du génocide arménien, le 24 avril, fait chaque année ou presque l'objet de nouvelles spéculations sur une décision des États-Unis, dotés d'une large communauté arménienne représentant plus d'un million d'âmes. Une trentaine de pays ont déjà franchi le pas, dont la France de longue date en 2001, ou encore l'Allemagne. Outre-Atlantique, Barack Obama s'était engagé en tant que candidat, sans jamais, en huit ans de mandat, aller plus loin. Une occasion avait été manquée à l'occasion du centenaire, en 2015, la Maison- Blanche préférant à cette époque le terme de « massacres ».

Il y a un an jour pour jour, le candidat Joe Biden avait lui aussi promis de se pencher sur ce qu'il mentionnait comme le « génocide arménien ». Allait- il tenir sa promesse ? Un certain nombre de journaux, du Boston Globe au Los Angeles Times ont rappelé le président à ses propos, ces dernières semaines. L'agence Reuters émettait cependant quelques réserves liées aux fortes relations entre les États-Unis et la Turquie, qui récuse le terme de génocide, de par leur appartenance commune à l'Otan. « Je pense qu'il [Biden] va inventer un compromis », s'inquiétait à cet égard, cette semaine, le philosophe Michel Marian, auteur de « L'Arménie et les Arméniens, les clés d'une survie (2021) », à l'hebdomadaire Marianne.

Le spécialiste des États-Unis et maître de conférences Jean-Éric Branaa voit dans cette confirmation la nouvelle empreinte de Biden sur la politique étrangère, son dada. « C'est un expert entre les experts. Il en a longtemps été le pilote au Sénat », note-t-il auprès de L'Express. La décision, « logique et forte », consacre « une véritable rupture par rapport à Trump », analyse l'auteur d'une biographie sur le démocrate (Nouveau Monde Editions, octobre 2020). « Les droits humains sont revenus au cœur du discours ». Les mots choisis, l'accent sur les « victimes », accréditent cette vision des évènements.

De manière générale, grâce à cette action, « Biden définit sa vision du leadership américain, très critiqué ces dernières années, et sa manière de l'exercer », souligne la politologue franco-américaine Nicole Bacharan. De fait, un message est envoyé au monde entier sur cet enjeu crucial des droits de l'homme. Notamment à la Chine. Quand la Maison Blanche écrit qu'il faut « empêcher que cela se reproduise » [NDLR : « Nous ne faisons pas cela pour blâmer mais pour nous assurer que ce qui s'est passé ne se répète jamais »], c'est un message clair sur la persécution des Ouïghours, décrypte-t-elle.

Quel était le contexte des relations entre les États-Unis avec la Turquie ?

Alliés de longue date, les rapports entre les deux pays s'étaient largement rafraîchis depuis la livraison de missiles russes S-400 à la Turquie. Le secrétaire d'État Antony Blinken, dans son audition de confirmation, à l'aube du mandat Biden, avait qualifié la Turquie de « partenaire - soi-disant stratégique ». Plus récemment, la Maison Blanche s'était émue de la décision turque de se retirer d'une convention européenne sur les droits des femmes et la violence domestique, rappelle le Washington Post. Biden, vieux routier de la politique étrangère américaine, n'a par ailleurs jamais montré de sympathie à l'égard de la Turquie, en témoigne son engagement de longue date en faveur des Kurdes, un sujet qui a déjà fait l'objet de tensions en février entre les deux pays. « Biden considère en plus Erdogan comme un autocrate », appuie Jean- Éric Branaa. Ambiance.

« Joe Biden a beaucoup attendu avant de passer son premier coup de fil, en tant que président, à son homologue Erdogan. Cela a bouleversé l'agenda politique du leader turc », livre également Antoine Basbous, politologue et directeur de l'Observatoire des pays arabes, à L'Express. Se sentant de plus en plus isolé, « il a récemment adouci son discours sur la France, l'Europe, et la prospection gazière en Méditerranée orientale. Car il a compris qu'il ne pouvait pas avoir tout le monde contre lui en même temps ».

Cette reconnaissance accule-t-elle un peu plus la Turquie et Erdogan ?

« La reconnaissance du génocide arménien de Biden, c'est quasiment celle de l'ONU. On peut s'attendre à un vrai jeu de domino et des pays qui feront la même chose », pense Jean-Éric Branaa. Une véritable « claque », donc, selon Antoine Basbous, que la Turquie serait tentée de faire payer aux États- Unis. En se rapprochant un peu du rival russe ? « L'annonce intervient dans un contexte de tensions avec la Russie, puisque la Turquie a récemment soutenu l'Ukraine dans le Dombass. Et leur a même vendu des drones. Poutine a répliqué en suspendant les voyages des touristes russes en Turquie. Ce qui exclut une réconciliation immédiate pour compenser la double réaction de Biden (avec l'exclusion du programme d'avions furtifs F-35) », tempère le politologue.

« Contrairement à ce que l'on peut entendre, la Turquie ne bascule pas de l'Otan vers la Russie. Elle dispose d'une base américaine à Incirlik. Elle est toujours membre de l'organisation et reste liée aux Occidentaux par des obligations en matière de défense. Il n'y a jamais eu d'alliance, plutôt des rapprochements, des convergences de circonstances », indique également Jean Marcou, enseignant-chercheur à Science-Po Grenoble et spécialiste de la Turquie, à TV5 Monde.

De quoi obliger la Turquie à calmer le jeu avec les États-Unis ? Le timing de Biden n'est pas anodin, d'après Jean- Éric Branaa. « Il y a la date anniversaire, oui. Mais il y a aussi le sommet européen de l'Otan à Bruxelles qui approche, en juin, où les deux leaders vont se rencontrer physiquement. Il faudra alors parler des dossiers sur lesquels on se fâche ». Une méthode « frontale » déjà appliquée à la Russie comme à la Chine. Joe Biden a notamment promis de mettre sur la table du G7 - aussi en juin - le sujet des Ouïghours. Et proposé à Vladimir Poutine un sommet dans un pays tiers, après pourtant l'avoir qualifié de « tueur ». Il entend désormais établir une « relation bilatérale constructive », avec la Turquie, a-t-il affirmé lors d'un coup de fil à Erdogan.

Les États-Unis semblent en position de force, y compris auprès des membres du traité politico-militaire. « Il s'agit certes un allié historique. Mais au sein de l'Otan, il y a un consensus pour dire que la Turquie ne se comporte pas comme elle devrait le faire. Et qu'il faut donc taper du poing sur la table », estime Nicole Bacharan.

« Erdogan ne va pas prendre des risques pour affronter les États-Unis en étant si faible actuellement », confirme Antoine Basbous. Car à l'intérieur, rien ne va plus. « Erdogan est dans une configuration très délicate. Beaucoup de ses lieutenants l'ont abandonné. Ces derniers forment des partis qui sont totalement opposés à lui. La force d'Erdogan a été le fait d'avoir accru la fortune, le bien-être, le pouvoir d'achat des Turcs. Or, ceci est une histoire ancienne désormais. Le peuple souffre, la livre turque a fortement chuté. En 2023 se joueront les élections présidentielles, et il a l'intention de les gagner. Sinon, c'est la prison ou l'exil pour lui ».
Maxime Recoquillé. (L'Express)
 







 



 

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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