01/09/1998 Texte

pays

<< RETOUR

Par Antoine Basbous

Directeur de l'Observatoire des Pays Arabes

Sous le règne de tous ses monarques, l’Arabie Saoudite s’est donnée pour vocation d’aider les mouvements islamiques à contrôler les sociétés dans lesquelles ils se trouvent, afin d’instaurer la Chari’a (la loi islamique). Ainsi, à l’époque de la guerre froide, le roi Fayçal avait largement contribué à la création de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI), un instrument voué à contrer aussi bien Israël que l’influence communiste dans les pays arabes, qui disposait de plusieurs vecteurs dont le nassérisme et le baasisme.

C’est dans cette perspective que Riyad a investi, après le boom pétrolier, des sommes colossales pour entretenir l’islam activiste, notamment dans les pays arabes. Le financement était destiné à la construction de mosquées, d’écoles coraniques, de permanences religieuses et au renforcement des partis politiques... La plupart des mouvements islamiques arabes ont d’ailleurs bénéficié de bourses pour la formation de leurs cadres dans les universités d’Arabie – qui prêchent un sunnisme emprunté de wahhabisme – comme ils ont envoyé leur recrues à l’université d’Al Azhar au Caire.

Le FIS n’a pas échappé à cette règle. Il a reçu beaucoup d’aides, officiellement destinées à renforcer l’identité islamique d’un pays longtemps colonisé par une Puissance chrétienne.

Le ministre saoudien de la Défense, le prince Sultan Ben Abdelaziz, a reconnu en plein guerre du Golfe que « L’Arabie a tendu une main secourable partant d’un principe religieux et dans le but de propager les enseignements de l’islam, d’imprégner les foules de la culture islamique. Mais voici que Abassi Madani, ainsi que Rached Ghannouchi (Tunisien) et Hassan Al Tourabi (soudanais)... ont exploité la religion à des fins politiques ». Ces trois « se sont détournés des réalités... en soutenant l’agression ... [irakienne contre le Koweït] ... et ont mené des manifestations et des campagnes de presse... ».

En effet, dès l’invasion du Koweït par l’Irak, l’Arabie a totalement modifié sa stratégie à l’égard de l’islamisme algérien. Dans un premier temps, le roi Fahd avait reçu Abassi Madani, venu conduire une médiation avec l’Irak, où il fut reçu par Saddam Hussein en personne. Mais, au fur et à mesure que Madani et Benhajj opéraient un revirement à la faveur de Bagdad – influencés par l’opinion publique algérienne – le gouvernement saoudien leur a tourné le dos et a suspendu toutes ses aides.

Les Saoudiens ont été particulièrement choqués par Ali Benhajj qui, vêtu d’un treillis militaire, avait conduit une marche appelant à la mobilisation de volontaires algériens pour combattre aux côtés de l’Irak. Quelque 300 militants du FIS, en route vers l’Irak, se sont arrêtés en Jordanie pour l’entraînement, avant d’être surpris par l’offensive de la coalition. Six mois durant, le gouvernement et la presse saoudienne avaient mené une campagne systématique contre les islamistes maghrébins, en particulier le FIS.

Aussi, c’est avec un soulagement certain que les autorités saoudiennes – à l’instar d’autres Etats arabes – ont observé que la perspective d’une victoire islamiste par les urnes, puis par les fusils, a été écartée au fil des années. Toutefois, l’islamisme légal algérien, représenté par Mahfouz Nahnah, le chef du MSP, ne s’est pas totalement substitué au FIS sur le plan populaire, bien qu’il l’ait confortablement remplacé auprès des autorités gouvernementales dans le Golfe.

En effet, quand il se rend en Arabie, Nahnah est reçu par les plus influents des princes saoudiens. Néanmoins, afin d’éviter des « interprétations erronées » ou des tensions diplomatiques, la télévision saoudienne ne rend pas compte de ses activités. De même, le chef du mouvement Ennahda, le cheikh Abdallah Djaballah, se rend régulièrement en Arabie et dans les pays du Golfe où il est toujours bien reçu. Mais, de par sa nature, Djaballah est moins expansif que Nahnah et reste sur la réserve.

En ce qui concerne les représentants du FIS, et depuis leur alignement sur Bagdad lors de l’invasion du Koweït, ils n’ont jamais été reçus officiellement. Et ce, même si leurs représentants en Europe ont rencontré en catimini plusieurs ambassadeurs d’Arabie saoudite, ainsi que des princes de la famille royale saoudienne, sans que cela ne porte à conséquence. Il s’agit d’un simple échange de points de vue. Les représentants saoudiens, aux dires des dirigeants du FIS, avaient un souci affiché : «celui de ne pas froisser la politique française en Algérie».

En revanche, l’opinion publique saoudienne semble, elle, plus proche du FIS qu’elle ne l’est des autres forces politiques algériennes. La mouvance islamique saoudienne pense que le FIS, parti de rien en 1989 pour gagner les élections un an plus tard, est susceptible de rééditer cet exploit si les conditions d’élections libres étaient à nouveau réunies en Algérie.

A l’exception notable des Frères musulmans (FM) koweïtiens, qui continueraient à aider financièrement le MSP de Nahnah – en tant que représentant de l’Algérie à l’Internationale des FM – les autres mouvements islamistes dans le Golfe sont méfiants vis à vis de ce dernier, dont ils jugent les positions très ambiguës. Considéré comme un « intrus » parmi les généraux du régime « qui s’en servent comme caution islamique et comme substitut au FIS », il ne sera pas récompensé le jour où une alternance interviendrait en Algérie. Car, il fera alors partie de « l’ancien décor ». Nahnah avait été très malmené au cours d’un débat en direct, organisé par l’audacieuse et la jeune télévision Al Jazira basée à Doha, au Qatar. En effet, les accusations portées contre lui ce soir-là étaient lourdes. En dépit de son habileté, il a eu beaucoup de mal à justifier son alliance avec le régime. Cette émission a considérablement réduit ses appuis dans le Golfe.

Contrairement au soutien rencontré par les causes palestinienne, afghane, bosniaque et tchétchène, l’islamisme algérien n’a pas réussi à mobiliser derrière lui des hommes et des fonds dans le Golfe. La raison en est double : d’une part, il s’agit d’une guerre civile au sein d’une société exclusivement musulmane dans laquelle aucun Kafer (impie) n’intervient ; et d’autre part, on note l’absence d’une nombreuse communauté algérienne immigrée dans la Péninsule, susceptible de mener une activité de lobbying.

Mais les gouvernements du Golfe n’encouragent pas non plus l’envoi d’émissaires algériens pour collecter des fonds, de peur de se heurter à nouveau aux accusations selon lesquelles ils soutiendraient toujours l’islamisme violent en Algérie. Lors des tournées effectuées par le président Zéroual au Moyen-Orient, les Saoudiens sont restés très prudents au sujet du conflit qui oppose les islamistes à l’Etat algérien. L’entourage de Zéroual leur a attribué un « soutien à la solution militaire » prônée par le président algérien. Les dirigeants de Riyad ont proposé de porter leurs efforts sur un autre thème : la médiation entre l’Algérie et le Maroc, à l’instar de la précédente tentative qui avait réuni, en 1983, Hassan II et Chadli sous l’égide du roi Fahd, sur la frontière algéro-marocaine.

L’Arabie saoudite, active dans la solution de plusieurs conflits où des Musulmans sont impliqués, a déjà tenté en 1994 et 1995, à l’époque de la conférence de Sant’Egidio, une discrète médiation, conduite par un professeur d’université, Al Zoubeir Mohamed Omar, et par un ex-dirigeant des FM, Toufik Al Chaoui. Ces derniers avaient rencontré Madani et Benhajj ainsi que les dirigeants algériens. Mais, en l’absence de toute confiance entre les deux parties, cette médiation a échoué. Les dirigeants algériens demeurent très réticents à toute « ingérence » dans leurs affaires intérieures, fusse-t-elle d’origine arabe ou islamique. La seule forme de soutien qu’ils appellent de leurs vœux est une aide sécuritaire dans la lutte anti-terroriste et une aide économique.

Quant aux Oulémas saoudiens, ils cherchent à incarner le « Vatican de l’islam ». Les fatwas du GIA qui qualifiaient de Kafer tous les adversaires de l’islamisme et qui prétendaient, depuis Londres, que les cheikhs Ben Baz, le mufti d’Arabie saoudite et Ben Athimaïn, membre du Comité des Grands Oulémas d’Arabie, deux sommités de l’islam wahhabite, étaient leurs inspirateurs, ont fait réagir timidement ces derniers, qui n’ont ouvertement condamné ni le principe ni le contenu de ces fatwas.

En effet, après la visite du président Zéroual en Arabie saoudite et les massacres de l’été 1997, le cheikh Abdelaziz Ben Baz a appelé les Algériens à rejeter la violence. Il a qualifié les massacres d’août 1997 de « tristes et douloureux pour tout musulman. Ils ne peuvent pas provenir d’hommes croyants en Dieu ... ». Ben Baz a « appelé les musulmans algériens à porter leurs problèmes devant les tribunaux... Le président de la République et les dirigeants algériens doivent respecter la volonté de Dieu et créer des tribunaux légitimes confiés à des Oulémas pour départager les hommes ».

Ces propos sont loin de condamner les doctrinaires du GIA installés à Londres, tels Abou Kitada, Abou Missaab ou Abou Hamza... (lesquels ne sont pas d’origine algérienne) qui légitiment les violences les plus absurdes en qualifiant « d’impies » tous ceux qui, selon leurs critères, ne sont pas de bons musulmans. Car, l’attribution du qualificatif Kafer à un musulman légitime son assassinat et la prise de ses biens. En revanche, un communiqué d’El Azhar du 1er septembre 1997 a solennellement condamné « ces actes criminels et sauvages qui méprisent l’intelligence humaine » et réclamé « un châtiment exemplaire de leurs auteurs... »

Interviewé par Al Mouslimoun – un hebdomadaire à vocation islamique édité par un groupe de presse appartenant à la famille royale saoudienne et destiné à un lectorat islamique – cheikh Al Athimaïn, cité comme référence par ceux qui prononçaient ces fatwas, s’est abstenu de condamner ses soi-disant disciples. Il a simplement appelé à bien observer les lois coraniques avant de prononcer de telles condamnations. Son interviewer l’a rendu indirectement responsable de la doctrine justifiant l’attentat commis à Riyad contre les instructeurs militaires américains de la Garde nationale, en 1995. Sa réponse, très vague, s’est contentée d’évoquer les principes appelant les oulémas à ne pas confondre le kafer (impie), le Zalem (autoritaire-injuste) et le fasseq (corrompu-hypocrite), tout en maintenant le principe de la validité du recours aux fatwas qualifiant tel ou tel croyant de kafer, après vérification de son cas.

Les correspondants d’Al Mouslimoun en Algérie, apparemment très affectés par cette guerre civile entre musulmans, s’émeuvent régulièrement devant l’ampleur des massacres et insinuent que « la crise est accentuée par la stratégie européenne, celle de la France en particulier... ».

Au plus fort des massacres de janvier 1998, le gouvernement saoudien a condamné « le terrorisme sous toutes ses formes » et s’est montré « disposé à faire tout ce qu’on lui demande afin d’arrêter le bain de sang ». Et ce, alors que les oulémas saoudiens n’ont jamais clairement dénoncé – sans aucune ambiguïté – les fatwas qui recommandent les assassinats.

En mars 1998, à l’occasion du festival national annuel de la culture (Geanadrya) à Riyad, une table ronde a réuni des oulémas arabes proches de leurs gouvernements respectifs. Ils ont eu le courage de constater qu’« il n’est plus convaincant de faire porter aux autres, au sein de l’Occident impie, la charge de nos responsabilités... Les Occidentaux sont des ennemis, ou tout au moins des rivaux... Il y a des raisons réelles de l’extrémisme [dans les pays musulmans] qui nécessitent des traitements sérieux au niveau de la pensée, de la culture, de la communication et de l’enseignement pour enrayer ces phénomènes dangereux... ».

Par ailleurs, le chef du Comité de Défense des Droits Légitimes, l’opposant saoudien Mohamed Al-Missaari, réfugié à Londres, nous a déclaré dès 1995 qu’il condamnait « l’islamisme violent du GIA algérien qui n’a aucune chance de gagner la bataille militairement, mais qui saigne ce pays à blanc, engage une guerre civile entre les Musulmans et donne au gouvernement l’occasion de l’emporter sur le plan militaire, alors que l’opinion publique n’est pas encore mûre pour adopter un régime islamique».

Mais la position la plus remarquée a été prise par le prince héritier saoudien, Abdallah Ben Abdelaziz, au sommet islamique de Téhéran, en décembre 1997. Abdallah a mené la charge contre les islamistes algériens, « ces tueurs, coupeurs de têtes et de membres sont-ils dignes de créer un Etat islamique ? Comment expliquer ce silence dans les mondes arabe et islamique par rapport à ce qui se passe ? L’islam n’est-il pas une religion de clémence, de justice et de respect pour les innocents ? ... ».

Ces positions, conjuguées notamment avec l’attitude du ministre égyptien des Affaires étrangères Amr Moussa, ont été reprises dans le communiqué final de Téhéran qui assure que « l’assassinat des innocents est interdit en islam », et appelle la communauté internationale [en s’adressant surtout à la Grande-Bretagne] à refuser « tout hébergement et toute aide aux terroristes ». Le communiqué demande à ces pays d’« accepter toute entraide judiciaire ». Rappelons que cette position saoudienne très audacieuse n’a pas été prise à Riyad mais à Téhéran, lors d’un sommet boycotté par les principaux dirigeants algériens, qui n’ont cessé d’accuser l’Iran de soutenir les extrémistes algériens. Après avoir encouragé et entretenu l’islam activiste, puis tirant les leçons des heurts avec ses propres islamistes dès le stationnement de l’armée américaine sur son territoire, le gouvernement saoudien a pris la mesure de la menace que représente l’islamisme pour sa sécurité et sa stabilité intérieures. Il mène désormais une politique de coopération dans la lutte anti-terroriste. Dès 1993, il a opéré des rafles régulières visant ses propres ressortissants qui avaient participé aux guerres d’Afghanistan (dûment encouragés par le gouvernement), de Bosnie ou qui prônent un islam radical. Et ce, afin de se mettre à l’abri des actes terroristes qui, par deux fois, ont touché les intérêts américains à Riyad et à Al-Khobar. Toutefois, les sociétés dans les pays du Golfe, notamment en Arabie saoudite, ont été longtemps sensibilisées par les causes islamiques et s’étaient montrées généreuses, par conviction religieuse et pour répondre aux encouragements des gouvernements. Elles ont poursuivi plus discrètement leur aide aux mouvements islamistes, souvent sous couvert de leurs œuvres religieuses. Leur argent parvient à ses destinataires sans être forcément détecté par les gouvernements. Car, les richissimes donateurs disposent de fonds placés en Occident ou dans des paradis fiscaux. L’opacité des systèmes bancaires permet de ne pas repérer ces mouvements, dont certains se font par des retraits en espèces.

Récemment, l’Arabie saoudite a livré au Caire un ressortissant égyptien proche du dissident saoudien Oussama Ben Laden, actuellement réfugié chez les Talibans, en Afghanistan. La Syrie, de son côté, vient d’extrader vers Alger 22 islamistes algériens figurant sur une liste de 32 activistes présentée à Damas par le président Zéroual lors de sa visite, en septembre 1997. Toutefois, l’institution islamiste wahhabite, affaiblie et vieillissante, traîne le pas pour condamner sans réserve le GIA et maintient l’ambiguïté sur ses relations avec les opposants islamistes arabes.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |