05/04/2019 Texte

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«L’armée algérienne s’aligne sur les exigences du peuple pour ne pas être ciblée»

INTERVIEW - Pour Antoine Basbous, la lame de fond de la mobilisation populaire, qui réclame un État de droit, ne va pas s’arrêter.

LE FIGARO.- Peut-on inscrire  l’actuel soulèvement algérien  dans le cycle des printemps arabes?

Antoine BASBOUS.- Les origines de cette émancipation sont en fait antérieures aux printemps arabes. Cette mobilisation algérienne a ses racines en 1988. À l’époque, une manipulation du système contre le président Chadli a conduit à des manifestations durement réprimées. Il y eut quelque 500 morts, 1.500 blessés et environ 5.000 torturés. Le peuple, qui avait commencé à s’émanciper, en a été traumatisé - tout comme l’armée, qui avait tiré sur la foule. Cela a débouché sur les réformes du gouvernement Hamrouche, qui ont ouvert la société, autorisant notamment le multipartisme et la création de titres de presse, jusqu’aux premières élections libres, en 1991, qui allaient donner la victoire au FIS. Mais l’armée, qui avait progressivement mis la main sur la presse et les partis, a interrompu le processus démocratique, et l’Algérie a connu huit années de guerre civile. Puis, quand des peuples arabes commencèrent à bouger, en 2011, le régime de Bouteflika a dit aux Algériens: vous avez connu la décennie noire, ne replongez pas ; voulez-vous le chaos ou la guerre civile comme en Libye, en Égypte, en Syrie? C’est ainsi que le pouvoir a anesthésié la société, en achetant de surcroît la paix sociale grâce à la rente gazière. Mais en 2014, les cours des hydrocarbures se sont effondrés, et les difficultés ont commencé.

L’Algérie reprend donc le fil perdu  au début des années quatre-vingt-dix…

Si ce n’est que l’origine du mouvement de 1988 était une manipulation du système contre Chadli. Aujourd’hui, c’est une population qui a été méprisée pendant vingt ans qui fait exploser sa colère. Elle a vu Bouteflika se représenter en 2014 alors qu’il avait subi un AVC un an plus tôt. À l’époque, il y avait l’espoir d’une guérison. Ces derniers mois, la population était prête à lui laisser finir son mandat. Mais Bouteflika est un narcissique qui considère que l’Algérie a beaucoup de chance de l’avoir comme président. Il a un regard hautain et méprisant sur son peuple. Le 10 février dernier, les Algériens découvrent qu’il se représente, et c’est l’humiliation de trop. Chaque citoyen partage la même honte d’être pris pour un mouton de Panurge par le clan. À partir de là, il ne s’agissait plus seulement de rejeter Bouteflika, mais tout le système corrompu autour de lui.

Comment qualifier ces vingt années  de présidence Bouteflika?

L’histoire jugera. Mais on voit déjà qu’il a congelé l’Algérie. Bouteflika a créé une classe autour de lui, qui avait tous les droits, se moquant du développement de l’Algérie. Seuls lui et son clan ont profité du potentiel économique et financier du pays. Bouteflika n’a fait que du narcissisme, du clanisme, en privatisant le pays avec ses copains.

Quelle a été, en définitive,  sa politique vis-à-vis de l’armée?

Bouteflika voulait une armée à ses ordres, il voulait la soumettre pour l’instrumentaliser. C’est pourquoi il a nommé comme chef d’état-major Gaïd Saleh, qui est plus vieux que lui, ne sait pas s’exprimer en public et n’a aucun charisme. Mais Saleh a eu peur que la rue emporte, avec Bouteflika, lui-même et tout le système. Entre le 26 février et le 26 mars, il a dû faire cinq discours ; à chaque fois, il retournait un peu plus sa veste. C’est ainsi que l’armée, sous la pression de la rue, et Gaïd Saleh, sous la pression de ses officiers qui ne voulaient pas revivre 1988 et tuer des gens sans raison, ont viré de bord.

Quelles peuvent être  les scénarios aujourd’hui?

Cette lame de fond ne va pas s’arrêter. Le peuple a remporté quelques victoires ; maintenant, il demande le départ des trois B: Bensalah, le patron du Sénat, qui ne devrait pas trop résister ; Belaiz, le président du Conseil constitutionnel ; et Bedoui, le chef du gouvernement qui, lui, va essayer de s’accrocher pour tenter de gérer encore les élections à sa manière. Ces trois B sont un Airbag pour Gaïd Saleh. Ils protègent l’armée, qui s’aligne sur les revendications du peuple pour ne pas être directement ciblée. Le système, en place depuis 1962, sacrifie le clan Bouteflika pour survivre. On va également assister à une hémorragie parmi les oligarques. Une centaine de personnes sont déjà interdites de voyager. Il y aura peut-être aussi quelques règlements de comptes.

Sous la pression de l’armée et de la société civile, la Constitution sera réinterprétée pour permettre une élection présidentielle démocratique. Pour l’instant, la mobilisation populaire réclame un État de droit et cherche à identifier son Mandela.

Par Thierry Portes   (Le Figaro)

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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