03/09/2014 Texte

pays

<< RETOUR

Quand Ben Laden regrettait la stratégie trop sanglante d’Al Qaida

Peu avant sa mort, le leader d'Al-Qaïda, Oussama Ben Laden, a exprimé des regrets sur la stratégie sanglante et contre-productive de son organisation terroriste. A la lumière des violences de l'Etat islamique en Irak et en Syrie, que penser de ce revirement ?

Atlantico : Des documents retrouvés à l'issue du raid américain contre sa cache au Pakistan, en 2011, ont révélé que le leader d'Al Qaida, Oussama Ben Laden, a exprimé des regrets sur la stratégie sanglante et contre-productive de son organisation terroriste. Il a notamment évoqué des "erreurs", des  "mauvais calculs" et des "victimes civiles inutiles" qui ont fini par porter préjudice à la cause djihadiste. A la lumière des violences de l'Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie, que penser de ce revirement ?

Antoine Basbous : Ben Laden a fait ce constat à la fin de sa vie, plus de 12 ans après avoir lancé les premières attaques terroristes de son organisation, notamment en Afrique de l'ouest. Pendant ce temps, cette communication n'a pas été divulguée, ni assumée, ni débattue, ni adoptée. Il s'agissait d'une réflexion personnelle qu'il n'a pas communiquée à ses troupes. Par ailleurs, les écrits que les Américains lui imputent sur le sujet n'ont pas encore été rendus public. Ces documents existent-ils bel et bien ? Sont-ils authentiques ? Quelle est leur ampleur ? Quelle est la part de doutes et de certitudes ? Cela mériterait de les analyser de plus près. En revanche, la dérive sanguinaire terroriste de la mouvance Al Qaida a des fondements idéologiques que l’on ne peut modifier d’un trait de plume. Elle est ancrée dans les faits, dans l'histoire, dans les engagements, dans la structure mentale. Et où qu’ils soient, les hommes d'Al Qaida ont eu recours au terrorisme contre les musulmans qui ne sont pas de leurs avis, contre d'autres rites islamiques, contre les chiites, contre les minorités, contre la terre entière. C'est donc une idéologie sectaire et violente que les réflexions privées de Ben Laden n'ont pas altérée.

Alain Rodier :  Il est vrai que Ben Laden, sur les conseils de son adjoint, le docteur al-Zawahiri, s'est rendu compte que les violences dirigées contre les musulmans, particulièrement les civils, étaient contreproductives. En effet, l'image d'Al-Qaida ternissait au sein des populations, particulièrement pakistanaises. Son organisation perdait donc pied n'étant plus "comme un poisson dans l'eau" au sein du peuple (vieille stratégie maoïste). En Irak, al-Zawahiri avait adressé en 2006 à Al-Zarqaoui, le chef de la branche d'Al-Qaida dans ce pays, une lettre de repproches. Cette dernière n'avait pas été suivie d'effets et, Zarqaoui a été tué de manière fort opportune par les Américains soudain renseignés sur sa position géographique. Des rumeurs disant qu'il avait été "donné" par Al-Qaida central ont alors été émises mais, bien sûr, sans aucune confirmation.

A la lumière de ses dernières analyses, Ben Laden avait-il raison ?

Antoine Basbous : Cela a correspondu à un débat qui fut initié dans les pays du Golfe lorsque Ben Laden, le 12 mai 2003, a lancé des attaques en Arabie saoudite, au cours desquelles beaucoup de musulmans sunnites ont péri. La question qui s'est alors posée était : peut-on tuer de "bons" musulmans pour la gloire de Dieu ? Résultat : ce débat a fait perdre au leader d'Al Qaida une certaine base sociale qui le soutenait mais s'opposait au meurtre d'autres musulmans sunnites. Et cela a donc dû le toucher.

Alain Rodier :  Sur le plan de la stratégie sans doute. Il faut se rappeler qu'il n'était pas d'accord avec les violences faîtes aux chiites car une partie de sa famille et de ses proches avait trouvé asile en Iran après l'invasion de l'Afghanistan par les forces américaines à la fin 2001. Téhéran avait des moyens directs de rétortions. Cela dit, le terrorisme d'origine islamique radicale a tué, très majoritairement, des musulmans, les Occidentaux étant relativement protégés par les mesures de sécurité drastiques adoptées.

Quelles sont les différences entre les stratégies d'Al Qaida et de l'Etat islamique ?

Antoine Basbous : La principale différence est d'ordre géographique. Oussama Ben Laden était reçu par les talibans en Afghanistan, c’est-à-dire à la périphérie de l'espace islamique, à 4 500 kilomètres de La Mecque, alors que le Califat campe aux portes du pays qui abrite le lieu le plus saint de l’islam, qui demeure dans sa ligne de mire. L'Etat islamique est donc implanté au cœur du monde arabo-musulman.

Alain Rodier : La réponse est dans l'intitulé "Etat Islamique". L'EI n'est plus une "organisation" mais un "Etat" avec ses structures de gestion des populations dont la terreur est l'une des composantes. Ce n'est pas la seule, loin s'en faut. Il faut faire vivre ces population en lui apportant les biens de nécessité dont elle a besoin. L'EI s'y emploie en se livrant à une véritable économie souterraine en liaison avec le crime organisé qui, lui, reste discret de manière à profiter de la guerre sur le plan financier.

Pourquoi l'Etat islamique a-t-il choisi de surpasser dans la violence la stratégie de Ben Laden?

Antoine Basbous : L'objectif est d'aller plus vite, marquer les esprits, compenser ses faiblesses, son manque de moyens, de structures, d'armements  et de combattants par une guerre psychologique, en instrumentalisant la terreur, afin de pousser l'ennemi à abandonner le combat sans l'engager. Ce faisant, l'Etat islamique se place aujourd'hui dans l'héritage d'Abou Moussab al-Zarqaoui, l'homme de Ben Laden en Irak, qui fut éliminé par un raid américain en 2006. Lorsqu'ils se montrent impitoyables, tuent, massacrent, pillent, enlèvent femmes et enfants, les djihadistes revendiquent non seulement leurs actes barbares mais ils utilisent les vecteurs d'Internet pour démultiplier l'effet psychologique de leurs crimes. De fait, quand ils sont annoncés sur un front, les populations commencent à s'enfuir avant que les combats ne débutent. Dans l'est de la Syrie, les membres de la tribu Chaitat, qui a refusé de faire allégeance au Calife, ont subi plus de 700 décapitations. La stratégie de la peur est pour eux une arme psychologique redoutable.

Alain Rodier : Parce qu'il trouve cela efficace. Il a atteint en peu de temps ce qu'Al-Qaida en plus de 25 ans n'a jamais obtenu : une terre à lui.

La stratégie de l'EI n'est-elle pas un succès au vu des milliers de djihadistes qui viennent agrandir ses rangs ?

Antoine Basbous : Il y a des succès faciles. Les gens courent au secours de la victoire. Quand les premiers succès sont arrivés, beaucoup de djihadistes ont en effet afflué parce qu'ils sont sadiques, qu'ils aiment porter des armes et commander pour se donner une stature et parce qu’ils partagent une culture de la haine. Mais dès lors que les défaites se multiplieront, une bonne partie de cette soldatesque perdra en ferveur et abandonnera le combat.  

Alain Rodier : Les succès appellent les succès. Les djihadistes internationalistes veulent être dans le camp qui gagne, ce qui est le cas aujourd'hui.

L'ultraviolence de l'EI ne risque-t-elle pas de renforcer l'opposition des pays musulmans ?

Antoine Basbous :  L'Etat islamique a créé une dynamique qui répand la panique dans les pays arabes, surtout au sein des sociétés les plus sensibles à l'idéologie djihadiste et takfiriste du Califat. Les régimes de ces pays ont par conséquent deux préoccupations principales : d'abord que le Califat n'exerce pas une poussée, en menant une offensive contre eux, et que la guerre contre le terrorisme ne classe pas l'Iran et la Syrie dans le même camp que les puissances occidentales qui sont décidées à combattre ce terrorisme-là.

Alain Rodier : Certes car l'EI est considéré désormais comme une menace directe des régimes en place au Proche-Orient. Par contre, il faut être conscient d'une chose : cette ultraviolence est programmée à des fins très précises. L'une d'elle est de provoquer un sentiment islamophobe exacerbé qui pourrait pousser de nombreux musulmans dans les bras de l'EI qui se présente comme leur seul "défenseur". La guerre se passe aujourd'hui, non seulement sur le terrain, mais aussi -et peut-être principalement- sur le plan psychologique. Les dirigeants de l'EI réflechissent et programment leurs actions. A l'ensemble du monde de ne pas réagir dans la passion (très compréhensible humainement) mais en calculant les meilleurs moyens pour riposter. Les condamnations de l'EI par toutes les grandes autorités religieuses musulmanes (saoudiennes, égyptiennes et même au sein des Frères musulmans) est une excellente chose. Il faut que les aspirants au djihad perdent de l'esprit qu'ils sont des "bons musulmans". Il ne sont, en fin de compte, que des "apostats" à leur propre religion. Les internationalistes en particulier, la connaissent très mal, ne lisent pas l'arabe pour nombre d'entre eux, et n'ont qu'une vision totalement partielle du Coran.

Barack Obama a qualifié les actions sanglantes de l'EI de "signe de faiblesse et non de signe de force". La stratégie de l'EI n'est-elle pas finalement vouée à l'échec ?

Antoine Basbous : Le président Obama n'est pas une référence. C'est un bon avocat, mais il manque de "vision" et ne s’inscrit que dans la "réaction". Il peut dire ce qu'il veut et changer d'avis tous les jours. Si l'Etat islamique en est là aujourd'hui, c'est parce que le président américain n'a pas eu le courage d'affronter la situation syrienne dès le début, encore moins depuis l'attaque chimique de Damas durant l'été 2013. Désormais, il ne peut que constater les conséquences néfastes de sa passivité qui a conduit à la coexistence de deux monstres : le régime dictatorial de Bachar el-Assad et le Califat totalitaire, dont les cadres ont pour beaucoup été libérés des geôles syriennes. Quant au désintérêt affiché d'Obama, qui a longtemps minimisé le phénomène, il n'a pris fin qu'au moment où se sont succédé la prise de Mossoul, les attaques contre les minorités yézidis et chrétiennes, puis le Kurdistan, et surtout la décapitation du journaliste américain, James Foley. 

Alain Rodier : A terme, je pense que l'EI sera vaincu de l'intérieur, les population qu'il maintient sous son joug ne le supporteront peut-être pas trop longtemps. Mais la guerre, car il faut la nommer par son nom, sera longue et douloureuse. A l'Occident de faire preuve de résilience à l'image des Britanniques sous les bombardements nazis. Personnellement, je pense aussi qu'il convient de faire face à cette menace qui est prioritaire par la coopération entre les peuples (et leurs gouvernants). Il n'est pas venu le temps de s'opposer à la Russie qui â un rôle majeur à jouer dans cette guerre. Entre nous, "négocions", contre l'ennemi inhumain représenté par l'EI, battons nous ensemble. Idem pour l'Iran. Il est vrai que les gouvernants de ces deux pays sont souvent illisibles et semblent manger à plusieurs rateliers. Mais aujourd'hui il ne faut plus finasser. Il convient d'agir.

Voir l'article original sur Atlantico.fr
 

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |