10/05/2004 Texte

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Abou Ghraïb : Le scandale discrédite les Américains pour une génération au moins

Tout semble indiquer que les officiers du renseignements ont encouragé les sévices dans les prisons irakiennes Les Arabes doivent balayer devant leur porte

«A l'avenir, chaque fois qu'un officiel de Washington évoquera les droits de l'homme, on lui jettera des photos d'Irakiens humiliés à la figure», estime Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes. Alors même que de nouvelles photos accablantes ont été diffusées, la Maison-Blanche a lancé l'opération «Sauver le soldat Rumsfeld» et parle toujours de «cas isolés».

Le scandale est continuellement alimenté par des images et des témoignages accablants.

ENVERS ET CONTRE TOUT, BUSH FAIT L'INNOCENT

Par Ron Hochuli

Contratste. «Dans les pays arabes, l'opinion publique est bouleversée», analyse Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes à Paris. «Pendant ce temps, les gouvernements, dans l'embarras le plus profond, gardent le silence: car en matière de torture, ils doivent balayer devant leur propre porte.»

«La Liberté»: Le scandale ne cesse de prendre de l'ampleur. Quelles en sont les principales conséquences ?

Antoine Basbous : - En effet, on n'est qu'au début d'une crise majeure. A mon sens, le plus grave, c'est que les Américains se sont disqualifiés. Ces maltraitances auront un impact bien au-delà des frontières irakiennes. Les images que nous découvrons au fil des jours vont accompagner durant au moins une génération la politique américaine. A chaque fois que Washington évoquera les droits de l'homme, on va ressortir ces photos. Demain, quand la Maison-Blanche critiquera la dictature iranienne, syrienne ou saoudienne, on va lui jeter à la figure ce qui a été révélé.

Le monde entier s'offusque des images qui ont été révélées. Et pourtant, n'est-ce pas caractéristique de toute guerre ?

- Il n'y a effectivement pas de conflit sans actes de ce type. La nouveauté est que les appareils numériques font de chaque soldat un photographe de presse. Mais ce qui me choque, c'est la gratuité des violences que montrent ces photos. Je ne suis pas en train de dire qu'il existe des circonstances dans lesquelles la torture puisse se justifier. J'en condamne absolument toutes les formes. Mais il faut tout de même admettre que ce qui se passe en Irak est d'autant moins admissible que manifestement ces maltraitances ne découlent d'aucun motif, si ce n'est le sadisme. Vient s'ajouter à cela qu'elles sont perpétrées par les troupes d'un pays qui donne des leçons sur les droits de l'homme.

L'image de cette soldate qui tient un prisonnier en laisse a été diffusée dans le monde arabe, tout comme des clichés montrant des hommes nus. Jamais, dans cette partie du monde, la presse n'était allée aussi loin...

- Cela suscite deux réactions quasi opposées: la réaction officielle et celle de la rue. A l'exception de l'Iran et de la Syrie, les gouvernements arabes ont contribué à l'éviction de Saddam Hussein et soutiennent la campagne américaine; ils sont extrêmement discrets. L'opinion publique, elle, est folle de rage. Une femme qui traite un musulman comme un chien en laisse, des hommes nus entassés les uns sur les autres, ce sont des photos qui bouleversent. Puis, sur les chaînes satellitaires arabes, on laisse entendre que des femmes musulmanes ont été violées par des «impies». Ces informations ne sont pas encore vérifiées, mais la rumeur suscite la colère.

Est-ce à dire que la résistance irakienne gagne en légitimité ?

- Je ne crois pas. Parce que la résistance elle-même, divisée, est globalement discréditée. Ses composantes sont perçues par la majorité des arabes comme des mouvements sectaires qui pourraient mener l'Irak à la guerre civile. Par contre, d'autres islamistes vont sans doute en profiter.

Vous pensez à al-Qaïda...

- Un message a été rendu public vendredi, dans lequel Ben Laden en appelle à tuer non seulement des responsables américains, mais également Kofi Annan. Evidemment, cet enregistrement date d'avant le scandale de la torture. Mais il ne fait aucun doute que le prochain message d'al-Qaïda exploitera l'indignation du peuple arabe. Ben Laden va davantage encore se présenter comme celui qui sauve l'honneur des Arabes. Les gens pourraient se montrer de plus en plus sensibles à ce discours.

Les gouvernements arabes pourraient eux-mêmes s'attirer les foudres des extrémistes s'ils ne se démarquent pas de Washington ?

- Pas plus tard que ce week-end, les ministres des Affaires étrangères des pays arabes se sont réunis au Caire pour préparer un sommet éventuel. Ils ont peiné avant de formuler une réaction à ce sujet. Les gouvernements sont embarrassés parce qu'ils savent qu'ils doivent avant tout balayer devant leur porte. Faut-il le rappeler, il y a des violences commises par des Arabes sur des Arabes dans chaque commissariat. Là, il n'y a pas de photos. L'état d'urgence décrété il y a des années voire des décennies permet toujours aux polices de réprimer tout récalcitrant à l'ordre. Jusqu'alors, on n'en parlait pas. Mais il y a toutes les chances que les pages de ce dossier s'ouvrent maintenant. Cette campagne contre la torture mérite qu'on la prolonge. Il faut maintenant que les tortionnaires arabes soient également condamnés. Jusqu'alors, quand des ONG dénonçaient des actes de torture, cela faisait trois lignes dans les journaux. Désormais, je pense que cette cause sera plus entendue.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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