18/12/2003 Texte

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«Il va falloir du souffle aux Américains»

Qu'avez-vous ressenti devant les images de Saddam Hussein prisonnier ?

Un dégoût profond. Voilà un homme qui n'a pas hésité un seul instant à envoyer à la mort des centaines de milliers d'Irakiens: dans des tranchées, sur des champs de bataille, par la répression. Un homme qui avait toujours proclamé qu'il se battrait jusqu'au dernier moment, et réserverait à sa propre tempe la dernière balle de son pistolet: j'ai trouvé lamentable de le voir ainsi finir comme un lâche, en écrasant son propre mythe. Cela alors que même ses fils et son petit-fils, qui avaient eu la faiblesse de croire en lui, sont morts les armes à la main.

Peut-on imaginer un renversement de tendance pour les Américains ?

Il y a plus de chance aujourd'hui pour une stabilisation, voire une amélioration, mais il faut la saisir vite. Les Américains sont passés d'une dynamique vertueuse, en avril-mai, à une dynamique beaucoup plus négative. Saddam est désormais discrédité et sa docilité va en dégoûter plus d'un.

Quel peut être l'impact de telles images sur les populations arabes ?

Pour les xénophobes arabes, je pense que ce sont des images terribles. Ils préféraient imaginer le dictateur toujours en piste plutôt de constater qu'il tombe ainsi entre les mains des Américains. Mais il y a aussi une large partie des opinions publiques qui vomit cet homme et ne s’identifie nullement à lui: ils se réjouissent de le voir neutralisé, et s'expliquer un jour sur les mécanismes de sa dictature. Les Irakiens ne retrouveront la paix interne et la stabilité que le jour où, comme une sorte de thérapie, ils verront Saddam devant un tribunal.

Quel genre de tribunal ?

Un tribunal irakien. Il n'y a pas l'ombre d'un doute là-dessus: il a tant sévi contre les Irakiens, ils ont le droit de le juger pour exorciser leurs traumatisme. Mais avec un soutien international qui les aidera à mettre en place cette instance: le pays n'a aucune tradition d'une justice indépendante. Et les juges actuels étaient tous des baasistes aux ordres du régime. Le Conseil de sécurité de l'ONU devra nommer, pour seconder les Irakiens, des magistrats reconnus pour leur connaissance du terrain, leur compétence, leur impartialité. Mais cela doit se passer sur le sol Irakien et le verdict doit être prononcé par des Irakiens.

Dans la logique de violence en Irak depuis 25 ans, va-t-on vers une peine capitale ?

Non, car la peine de mort est déjà proscrite en Irak. Saddam pourra vivre jusqu'à la fin de ses jours dans une cellule, après avoir vécu durant des années dans des palais gigantesques.

Court-il le risque d'être assassiné ou «suicidé» avant le procès ?

Il serait scandaleux qu'il puisse échapper à la justice de son propre fait, ou par celui de ceux qui l'ont capturé. Il doit rendre des comptes aux Irakiens. Il ne faut pas lui donner la moindre occasion de se soustraire à son devoir d'explication.

Qui pourrait craindre un grand déballage, lors d'un tel procès ?

Saddam, n'ayant pas pu quitter le pays depuis une douzaine d'années, n'a pas lié personnellement de contacts avec les dirigeants étrangers. Ceux qui ont eu à le faire sont déjà en prison, comme Tarek Aziz, ou éliminés. Certains pays ont collaboré avec l'Irak pour des livraisons d'armes de destruction massive, mais je doute que ce soit l'enjeu. Car le déballage, pour l'essentiel, a déjà eu lieu. Il n'y a plus de grands secrets internationaux à éventer. En revanche, le mécanisme de répression du régime reste à éclaircir: les décisions de tuer, bombarder, déporter, torturer ou d'envoyer tout suspect dans une fosse commune.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sont accusés d'avoir menti au sujet des armes de destruction massive. Saddam détient-il la clé de l'énigme ?

On peut faire un décompte simple. Saddam a importé des armes interdites. Il en a utilisé une partie contre les Iraniens. Une partie contre les Kurdes. Une troisième part a été démantelée, suite aux inspections de l'ONU. Il reste un solde. Où est-il? Les Américains n'ont rien trouvé, mais cette interrogation reste fondée. Répéter cela n'enlève rien aux faiblesses de l'argumentaire américano-britannique pour attaquer Saddam. Les liens avec Ben Laden, les armes de destruction massive capables de frapper en 45 minutes: des mensonges, et une faute de communication. Les vrais objectifs de la guerre étaient ailleurs. Il s'agissait de changer la gouvernance dans cette partie du monde. Elle est le terreau de la doctrine wahhabite des kamikazes du 11 Septembre, elle l'a exportée et l'a financée. Sur 19 kamikazes, il y avait 19 Arabes, dont 15 Saoudiens. Il était impossible aux Américains de s'attaquer à l'Arabie, premier producteur de pétrole mondial: il a fallu commencer par le chantier irakien pour pouvoir, demain, atteindre l'Arabie en situation plus confortable.

La capture tombe particulièrement bien pour George W. Bush, à quelques mois des élections présidentielles.

Si l'on devait prendre en considération le calendrier électoral américain, elle est intervenue un peu tôt. Il peut se passer beaucoup de choses d'ici novembre 2004. J'écarte donc l'hypothèse qu'il s'agissait de sortir Saddam du chapeau comme un événement maîtrisé. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps? Les Américains n'ont pas suffisamment d'yeux et d'oreilles, de renseignement humain dans ce pays. Ils ont des alliés sûrs – les Kurdes - , des amis de circonstance – les Chiites -, mais se sont aveuglés dans le pays sunnite, par des mesures provoquant la désaffection de l'opinion à leur égard. Exemple: la dissolution de l'armée et des forces de sécurité, qui a jeté dans le besoin 600000 familles du jour au lendemain.

En quoi Saddam était-il plus facile à capturer que Ben Laden, qui demeure introuvable ?

Saddam vivait dans un pays plat, dans un environnement qui ne lui était pas acquis. Ben Laden se cache dans un pays accidenté, montagneux, truffés de grottes et de recoins qu'il connaît depuis 22 ans. Surtout, il bénéficie d'une solidarité doctrinale: des islamistes qui acceptent de mourir pour lui, et ne sont pas encore prêts à le vendre, même pour 25 millions de dollars.

La violence contre les GI's en Irak va-t-elle diminuer avec l'ancien dictateur mis hors-jeu ?

Ce qui va diminuer, ce sont les attentats menés par les nostalgiques du régime. Ceux-là sont désormais à terre, d'autant plus que le comportement de Saddam est en complète contradiction avec tout ce qu'il a raconté depuis 35 ans. En revanche, on peut se retrouver demain avec des attaques de nationalistes qui rejetaient Saddam, mais veulent le départ des Américains. L'autre composante à redouter, ce sont les islamistes de Ben Laden, des kamikazes qui franchissent les 4000 kilomètres de frontière poreuse, voulant faire de l'Irak le rendez-vous du jihad international. Cette mouvance voudrait abattre l'Amérique en Irak comme elle prétend l'avoir fait avec les Soviétiques, en Afghanistan. Parmi eux, il y a les milliers de Saoudiens déjà passés en Irak. Selon certaines informations, Ben Laden aurait réduit de moitié la solde versée aux talibans afghans, et envoyé 350 de ses hommes combattre en Irak. Pour l'instant, on a pu attribuer les attentats-suicides aux émules de Ben Laden, les autres aux fidèles de Saddam. Car les anciens baasistes ne sont pas du genre à se suicider: ils préfèrent le pouvoir et l'argent.

Saddam, dans son trou, ne donnait pas sentiment de diriger quelque résistance que ce soit.

Il en était le caissier. Chaque soldat ennemi tué était payé x dollars, chaque char touché, chaque hélicoptère, etc. Mais il n'a jamais ordonné ou coordonné quoi que ce soit, se contentant d'envoyer des émissaires. C'est un homme qui, depuis 1991, n'a jamais pris le risque de prendre un téléphone en main dans un de ses palais. Ce n'est pas en pleine traque qu'il allait commencer. On a retrouvé 750000 dollars auprès de lui. Il faut rappeler que le 19 mars, il a pris à la Banque centrale irakienne 1,9 milliard de dollars. Il avait auparavant retiré plusieurs fois des montants allant de 400 à 600 millions. Une partie a été récupérée, une autre utilisée pour les attentats. Des sommes sont aussi à disposition du numéro deux du régime, et des commandants régionaux. Il a aussi donné 80 kilos d'or et 5 millions de dollars à sa femme, réfugiée au Liban. Pourtant, dans la dernière cassette enregistrée de lui, j'ai senti le dénuement dans lequel il vivait. Il n'était pas en forme, il manquait de souffle: à la fin de chaque phrase, il s'arrêtait et l'on entendait le déclic de la cassette. Puis il reprenait. Un homme isolé, sans moyens techniques, abandonné.

Est-il temps pour l'Europe de revenir dans le jeu ?

Le comportement européen a été peu fiable dans toute cette affaire. Les Européens sont allés trop loin dans leur opposition aux Etats-Unis et mesurent désormais les risques à venir: la nature de la bataille qui s'annonce verra d'un côté les islamistes, de l'autre les Occidentaux, principalement les Etats-Unis. Or, les Européens ne sont pour l'instant pas dans cette logique. Cette bataille sera longue, coûteuse, douloureuse, et dans les conditions imposées par Washington, je ne vois pas pourquoi les Européens y participeraient maintenant, même s’ils expriment une grande envie de relever les Américains.

George W. Bush paraît désormais plus pressé de se désengager d'Irak. Qu'en pensez-vous ?

L'administration américaine a un objectif précis: il y a un calendrier électoral et il s'agit d'y faire adopter leur stratégie. Il pourrait cependant s'avérer que la date fixée, au mois de juin, est trop prématurée pour mettre sur pied un gouvernement stable. Il y a des risques énormes si l'Irak était abandonné précipitamment. Le chaos pourrait même déborder les frontières irakiennes.

Quelles sont aujourd'hui les conditions d'une stabilisation en Irak ?

Il va falloir aux Américains du souffle et de la patience. Plus d'intelligence pour accompagner la force. S'ils veulent être fidèles à ce qu'ils ont annoncé, ils ont le devoir de s'installer dans la durée. A partir de là, ils peuvent gagner leur pari, instaurer une situation pré-démocratique en Irak et l'exporter au-delà. Si la capture de Saddam permet aux Américains de reprendre la main et d'exercer un savoir-faire nouveau, l'Irak pourrait être un jour un modèle possible. Les dictatures alentour ont besoin de tomber, d'évoluer. La question fondamentale demeure: les Etats-Unis sont-ils prêts à en payer le prix? Je reste sceptique sur la réponse.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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