11/09/2003 Texte

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Evènement : Enlisement en Irak - Il faut sauver le soldat US

Sauver l'Amérique, malgré tout

Enlisement : Deux ans après le 11 Septembre, il faut se résoudre à aider George Bush. C'est la thèse que défend Christophe Passer. «Vous connaissez la fin: tout le monde meurt.» C'est la première phrase de Windows on the World, le nouveau roman de Frédéric Beigbeder. Un livre, une fiction pour raconter le 11 septembre 2001, la chute des Twin Towers, les avions comme des cimeterres sifflant dans le ciel trop bleu de New York.

Deux ans après, on regarde sur les télévisions les visages fatigués ou en larmes des GI en Irak. Et désormais, depuis quelques jours, l'Amérique qui appelle à l'aide. Elle veut l'ONU, tout à coup. Elle veut en sortir. Faut-il dès lors, pour ceux qui furent, en Europe et dans le monde, dans le «camp de la paix», se contenter de railler l'opportunisme paniqué de George W. Bush? Faut-il sauver le soldat US? La réponse est évidente: oui, mais en se demandant comment et contre quoi, et en incluant autant que possible des contingents musulmans. Parce que rien ne serait plus terrible pour l'Irak, pour l'Europe et pour l'Occident, pour l'ONU et l'Islam moderne, qu'un échec durable des Etats-Unis.

L'Europe s'est fatiguée rapidement du 11 Septembre, de la bondieuserie messianique de Bush, du patriotisme un peu niais, des pompiers héroïques et de la fascination morbide devant les deux géantes retournées à la poussière.

Beigbeder ne dit qu'une partie de cette tragédie. Parce qu'on ne connaît pas vraiment la fin. Et parce que tout le monde continue de mourir. En Afghanistan, à Bali, à Casablanca ou ailleurs. Le 11 Septembre continue, et il se joue désormais en Irak. Il s'enferre en Irak, dans la logique des attentats, des maladresses meurtrières nées de l'impréparation de la reconstruction par les Etats-Unis.

Le sondage que nous publions démontre que la confiance dans l'Amérique est plus faible que jamais chez les Suisses (lire page 30). Mais le problème dépasse nos frontières. La politique impériale de l'administration Bush a cisaillé l'idée d'une Amérique comme traditionnel allié de l'Europe. Le lien transatlantique est balayé avec une sorte de joie mauvaise. Les attentats, les voitures piégées, les tireurs embusqués: tout cela serait au fond mérité. On voit se développer chez nous comme ailleurs un antiaméricanisme profond et banalisé. Dire son mépris des Etats-Unis et de ses dirigeants est devenu le comble du politiquement correct. Le mal est insidieux, une sorte de racisme de salon, autorisé et encouragé, sur tous les sujets: on va bientôt en arriver à boire du Coca en cachette.

Même les intellectuels les plus écoutés en remettent. Emmanuel Todd, démographe et auteur de Après l'Empire, est l'un d'eux. Invité à Genève la semaine dernière, il en vient désormais à expliquer qu'il est «dans notre intérêt (d'Européens, ndlr) qu'après avoir joué au jeu des puissants, les Etats-Unis en paient le prix maximum en hommes et en matériel pour qu'on en finisse avec la menace militaire qu'ils représentent». Qu'ils crèvent, donc: Ben Laden ou Castro pensent probablement la même chose que Todd, ce qui en dit long sur le fossé transatlantique se creusant.

L'ONU mortellement touchée Cette attitude, pour explicable qu'elle soit, devient dangereuse à l'instant où George Bush appelle - enfin - l'ONU à l'aide. Kofi Annan l'a compris, lorsqu'il déclarait, le week-end dernier, au quotidien Le Monde: «Ceux qui plaident pour une totale absence de mansuétude à l'égard des Américains se trompent. Ils ont tendance à dire: "Ils l'ont voulu, ils l'ont eu." La réalité, c'est: "Ils l'ont voulu, nous l'avons tous."»

Le secrétaire général sait que l'ONU a été touchée mortellement à Bagdad. Et le CICR, peu suspect de rouler pour Bush, s'égosille aussi à rappeler - une lettre attribuée au mollah Omar en témoigne - que la logique des terroristes islamistes met les Occidentaux et le personnel humanitaire dans le même linceul que les Américains. Ce que confirme le politologue français Antoine Basbous, directeur à Paris de l'Observatoire des pays arabes: «On sous-estime l'importance de l'attentat perpétré contre l'ONU. Il s'agit pour ceux qui se réclament de Saddam ou Ben Laden de fermer la porte de sortie possible des Américains. Cela en les "fixant" en Irak: le but n'est pas de faire du pays un nouveau Vietnam, mais de le transformer en ce que l'Afghanistan fut aux Soviétiques.»

Le temps presse désormais. Le président américain est déjà en campagne pour sa réélection en 2004. Du coup, il est suspecté de ne plus vouloir bouger sur le Moyen-Orient, au point de voir sa propre «feuille de route» mise en pièces autant par Sharon que par Arafat. L'Afghanistan, avec ses fantômes, tribus et talibans qui reviennent, demeure une autre épine que Bush semble prêt à laisser traîner. Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense, est allé évaluer la blessure cette semaine (lire page 32).

La menace Dean Mais l'Irak ne peut être mis au frigo jusqu'en novembre de l'an prochain. La stratégie américaine est de plus en plus contestée, aux Etats-Unis même. L'un des candidats démocrates à la présidentielle de 2004, Howard Dean, mène l'essentiel de sa campagne sur son opposition à l'intervention en Irak: il se retrouve désormais, ce qui paraissait impensable il y a encore quelques mois, en tête des sondages pour l'investiture.

Autre problème, le maintien des troupes sur place et la reconstruction du pays coûtent à l'administration Bush une fortune: on parle d'un milliard de dollars par semaine, le président vient de demander une rallonge de 87 milliards au Congrès et la facture finale de l'opération pourrait, selon certains analystes, grimper jusqu'à la somme de 450 milliards de dollars (lire page 23)! Cela dans un climat fait de déficits publics toujours croissants et avec une volonté affirmée de baisser les impôts. Le grand écart tire de plus en plus sur les muscles de l'Etat fédéral et du président.

Au sein de l'administration, le moment est venu des révolutions coperniciennes. Rumsfeld a mandaté, cet été, un groupe d'experts réputés, sous la houlette de John Hamre, président du CSIS (Center for Strategic & International Studies). Leur rapport sur la reconstruction en Irak démontre avec lucidité les insuffisances actuelles, insiste sur l'importance de remettre le plus rapidement possible, à l'échelon local comme national, le pays à des autorités irakiennes. Hamre conseille aussi de «mobiliser rapidement une nouvelle coalition internationale», plus large que celle qui a mené la guerre. Cela en raison de «l'ampleur de la tâche, des besoins financiers et de l'antiaméricanisme grandissant».

Pour les dirigeants européens opposés à l'intervention unilatérale américaine, la tentation est grande de laisser Bush se débrouiller. Ils ont donc accueilli la proposition américaine du 3 septembre avec circonspection légitime: Bush demande à l'ONU des soldats, un contingent international, de l'argent, mais ne veut rien lâcher sur un commandement réservé aux seuls Etats-Unis.

Les tiraillements européens Jacques Chirac et Gerhard Schröder sont tiraillés entre deux évidences: ne pas se retrouver à payer les pots cassés d'une guerre en Irak contre laquelle ils n'ont cessé de lutter, mais ne pas se désintéresser non plus d'une situation qui menace une région pétrolifère, et pourrait nuire ainsi à terme directement aux intérêts européens. Uni contre la guerre, le fameux «camp de la paix» pourrait pourtant l'être moins sur la suite. Les partitions laissent déjà entendre quelques dissonances. Pour la France, Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, a expliqué qu'il fallait «changer de logique». Paris voit là l'occasion de revenir dans le jeu irakien en soulignant dans le même temps la justesse de sa position de départ: l'opposition à la guerre a valu à Chirac un triomphe dans l'opinion. Il s'agit de ne pas gâcher cela en donnant l'impression de se précipiter à Bagdad sous la bannière étoilée.

Pour le chancelier Schröder aussi, le non à l'intervention fut une aubaine électorale. Tamisée cependant par quelques clins d'oeil à Tony Blair et une volonté de ne pas s'aligner sur la façon avec laquelle Jacques Chirac insulta les futurs membres de l'Europe, comme la Pologne, pour leur compréhension envers la politique américaine. L'Allemagne a des liens privilégiés avec les anciens pays de l'Est et n'entend pas les laisser pourrir . Schröder répète qu'il est sur la ligne Chirac, oui, mais pas question pour autant que Berlin se laisse «satelliser» par Paris sur cette affaire.

Enfin les Russes: Vladimir Poutine a déjà dit qu'il ne voyait «rien de mal» à une force internationale en Irak sous commandement américain, du moment que cela découlerait d'une décision de l'ONU. Pour le politologue Andreï Piontkovski, «Poutine doit rencontrer Bush le 24 septembre. Il se présentera comme celui qui offre son aide. La Russie a beaucoup à y gagner économiquement. Elle peut envoyer des spécialistes des transports, de la reconstruction, pour le rétablissement de l'électricité et, bien sûr, du pétrole: bref, tout ce que Poutine voulait depuis le début.» Les Russes jouent sur plusieurs tableaux: en témoigne le début de rapprochement avec l'Arabie séoudite.

Quant à l'ONU, l'appel de Bush y résonne déjà comme un soulagement. Il démontre que l'Organisation, marginalisée un instant, est redevenue incontournable. Kofi Annan s'est engouffré dans la brèche et a lancé l'idée d'organiser, le 13 septembre, une réunion discrète sur la question à Genève, réunissant les cinq pays qui disposent d'un droit de veto au Conseil de sécurité: Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie et Chine.

Que Bush lâche du lest... Reste à savoir contre quoi négocier une aide à George W. Bush. Allemands et Français entendent discuter le calendrier de la remise du pays à des autorités irakiennes: pour l'instant, le flou américain est ici total. Pour Villepin, «cela doit être une affaire de quelques mois». Dominique Moïsi, directeur adjoint de l'Institut français des relations internationales, ajoute que «compte tenu de l'état des finances et de l'opinionpublique, il y a des réticences à enlever cette grosse épine du pied des Américains». Les membres du Conseil de sécurité ne s'engageront à rien si les Américains ne partagent pas le commandement militaire. En quels termes? Mettre l'ensemble des troupes sous le drapeau conjoint d'un «général onusien» et des Américains? Ou bien un contrôle séparé des troupes de l'ONU? On voit mal des pays, que ce soit la France, l'Inde ou le Bangladesh, accepter d'obéir aux officiers US. «Il faut des contingents venant de pays musulmans, insiste à ce sujet Antoine Basbous. C'est la seule manière pour l'ONU de sortir du sentiment de croisades.»

Pour l'ONU et l'Europe, il faudra négocier durement quelques dossiers économiques. L'administration Bush a commencé à distribuer contrats et prébendes pour la reconstruction et l'exploitation pétrolière. L'enjeu est fondamental et, pour l'Europe, le moment propice pour obliger Bush à lâcher du lest, à montrer transparence et souplesse.

Accepter de coopérer avec les Américains demeure ainsi la seule alternative, l'intérêt bien compris de l'ONU comme des pays européens qui ont combattu cette intervention. Et aussi des musulmans modérés, ceux - ils sont les plus nombreux - qui ne croient pas au fanatisme meurtrier comme solution d'avenir. Pardon pour l'empathie, mais au nom de ce qui reste de quelques valeurs, celles des droits de l'homme et de la démocratie, on serait tenté de dire que l'ONU et l'Europe ne peuvent se payer le luxe de snober Bush. Le mal étant fait, il faut désormais éviter de voir l'amour-propre et l'antiaméricanisme aveugler les analyses.

Antoine Basbous: «Depuis le 11 septembre 2001, nous assistons à une accélération de l'Histoire. Il n'y aura pas de répit. Ce qui se passe en Irak est aussi une bataille pour un changement dans la région. Si les Américains finissent par quitter ce pays sur un échec, nous assisterons à une régression dans les pays alentour. Partout, les intégristes qui se réclament de Ben Laden prendront le pouvoir. Mais si l'Irak réussit à être stabilisé, que le pays est rendu à des autorités locales reconnues, ce sera la victoire de la modernité.» Il faut donc sauver le soldat US, sauver ainsi une part de nous-mêmes. Pour qu'au bout de la longue nuit du 11 Septembre, l'aube ait des couleurs moins vengeresses.

Collaboration: Denis Etienne, Agathe Duparc, Anne-Frédérique Widmann

On va bientôt en arriver à boire du Coca en cachette.

harcèlement La guerre en Irak coûte de plus en plus cher en hommes comme en matériel, et oblige désormais Bush à demander l'aide de l'ONU.

«C'est une bataille pour un changement dans toute la région.»

Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes

«La réalité, c'est: "Ils l'ont voulu, nous l'avons tous."»

Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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